Depuis l’Inspecteur
Dupin d’Edgar Allan Poe, Sherlock Holmes de Conan Doyle puis
Maigret de Simenon, ou encore Hercule Poirot et Miss Marple d’Agatha
Christie, l’amateur de séries policières s’attend à ce qu’on
le fasse pénétrer dans l’intimité d’une enquête, qu’on lui
révèle la manière dont les moindres indices sont exploités pour
conduire à la résolution des crimes. C’est également ce que
semblent promettre deux séries policières célèbres du petit
écran, Columbo et Inspecteur Derrick, mais il convient
de se pencher plus précisément sur leur cas pour examiner si
celles-ci se plient véritablement à l’exercice supposé ou si la
place dévolue au spectateur est plus illusoire.
Dans Columbo, le
coupable est systématiquement montré en train d’agir au
commencement de l’histoire, et c’est parfois également le cas
dans nombre d'épisodes d’Inspecteur Derrick, comme Le diplomate, Une affaire étrange, Un
triste dimanche et Les enfants de Rasko. Par conséquent,
le téléspectateur a une longueur d’avance sur l’inspecteur
dépêché sur les lieux du crime, puisqu’il connaît au préalable
le coupable, ses motivations ainsi que les circonstances exactes du
crime. On s’attend donc à ce qu’on nous propose d’accompagner
en terrain de connaissance l’enquêteur dans ses investigations, de
suivre ses avancées et de déduire en même temps que lui, si ce
n’est d’anticiper, quels éléments permettront
l’arrestation du malfaiteur sans lui laisser d’échappatoire. La
série américaine, tout particulièrement, conduit à priori le
spectateur à postuler qu’il a vocation à être associé d’emblée
aux investigations en sollicitant sa sagacité intellectuelle pendant que l‘inspecteur accumule des observations semblant souvent de
prime abord anodines, mais qui vont finir par s’avérer
déterminantes. Les preuves qui perdent le criminel ne sont cependant
généralement connues que du détective, n’étant dévoilées
façon Deus ex machina au spectateur seulement que lorsqu’il
le confond, telle qu'une empreinte digitale relevée sur un objet lié au crime, de telle sorte que celui-ci reste passif comme s’il
assistait à un tour de magie, contraint d’attendre que le
prestidigitateur habile dévoile ses atouts cachés, et il réalise
au bout de plusieurs épisodes qu’il est donc inutile qu’il
s’efforce de chercher de lui-même à identifier les indices
laissés par le coupable qui permettront de l’incriminer – à
noter que dans l’épisode Les surdoués, c’est le
meurtrier lui-même qui se livre en expliquant par vanité au
policier les derniers détails qui lui manquaient pour permettre son
arrestation.

"Et voilà, c'est tout simple ! Comment, vous n'aviez pas trouvé les preuves depuis chez vous ?..C'était pourtant évident, non ?...Bon, c'est vrai, je ne vous ai peut-être pas tout dévoilé jusque-là..."
Un exemple particulièrement significatif de la longueur d’avance que conserve
l’investigateur sur le public en donné par l’épisode Jeu
d’identité. C’est dans l’épilogue que le Lieutenant
Columbo révèle un certain nombre de preuves que le spectateur ne
pouvait deviner, lesquelles démentent l’alibi du criminel
interprété par Patrick McGoohan selon lequel il affirmait être en
train d’enregistrer un discours à une heure avancée dans son
bureau le soir où la victime était assassinée, tel le bruit d’un
store qu’on baisse pour se protéger du soleil à son zénith, et
la participation des Chinois aux Jeux olympiques que ne pouvait
connaître le coupable au moment où il dit avoir rédigé le texte –
toute allusion précédente à cet évènement a d’ailleurs été
supprimée de la version traduite, rendant cet élément probant
réellement inattendu dans le dénouement pour le téléspectateur
francophone.

Les investigations du Lieutenant Columbo (Peter Falk) se resserrent inéluctablement sur Nelson Brenner (Patrick McGoohan), à gauche sur la photo, tandis qu'il décortique sur un magnétophone l'enregistrement du discours dicté par le suspect à sa secrétaire, lequel comporte notamment le bruit du store visible au fond de la pièce, un indice accablant au regard de l'alibi.
La série déroge
quelquefois à cette règle en laissant filtrer un indice pour les
plus attentifs, comme, à propos d’un autre alibi enregistré, dans
l’épisode Attention : le meurtre peut nuire gravement à la
santé dans lequel, alors que le présentateur Wade Anders
interprété par George Hamilton a prévu d’enregistrer d’avance
au travers de la caméra de contrôle une seconde sortie des studios
de télévision destinée à être substituée à celle du lendemain
soir pendant lequel il assassinera son maître-chanteur en l’amenant
à fumer une cigarette empoisonnée, un employé du jardinage lui
indique qu’il va tailler toutes les haies, ce qui implique que
celle de l’entrée sera raccourcie et ne correspondra dès lors
plus à celle buissonnante fixée sur la pellicule censée avoir été
enregistrée le soir suivant.




Autre enregistrement, cette fois visuel, utilisé par Columbo pour défaire son suspect, le présentateur d'une émission dénonçant les criminels, Wade Anders interprété par George Hamilton dans Le meurtre peut nuire gravement à la santé ; en haut, enregistrement par la caméra de la sortie du studio du criminel le soir du crime à une heure très tardive, en dessous, le détective pointe la haie taillée sur l'enregistrement le montrant arriver dans le bâtiment au début de la journée, démonstration irréfutable que la première est antérieure à la seconde et que la bande a donc été trafiquée pour falsifier ses horaires au moment fatidique.
Une autre piste est proposée au spectateur le plus perspicace dans Meurtre au champagne. Le chimpanzé provisoirement hébergé dans l'appartement de la victime ne peut s'empêcher de toucher les objets métalliques, aussi Columbo peut prouver que l'assassin joué par Rip Torn était bien dans l'appartement de son neveu dont il voulait s'emparer de la fortune gagnée au loto en mettant en évidence les empreintes du singe sur la médaille du déguisement que l'oncle sortant de sa fête costumée portait, prouvant qu'il se trouvait bien à son domicile durant la soirée du meurtre.
Exceptionnellement, le
téléspectateur critique pourrait en revanche mettre en question le raisonnement
du policier. Dans l’épisode Couronne mortuaire,
Columbo estime que la suspecte apparente n’a pas pu déplacer seule
le corps de son amant pour simuler un accident de voiture, car une femme relativement menue n’en aurait pas les capacités physiques, alors que dans le second
épisode pilote, Rançon pour un homme mort, l’épouse qui
tue et traîne le corps de son mari jusqu’à sa voiture,
interprétée par Lee Grant, n’a pas une constitution ostensiblement
plus robuste. Plus curieusement, le Lieutenant Columbo avoue à la fin de l'épisode Criminologie appliquée incapable de découvrir le mobile de l'assassinat d'un professeur par deux étudiants dont il avait percé la tricherie à l'examen.
Dans le second pilote de Columbo, Rançon pour un homme mort, l'avocate Leslie Williams (Lee Grant) assassine son mari et traîne son corps jusqu'à sa voiture, action que l'inspecteur jugera par la suite impossible pour la suspecte de l'épisode Couronne mortuaire, certes écrit par un scénariste indépendant mais néanmoins supervisés tous deux par les créateurs de la série William Link et Richard Levinson.
Dans nombre d’épisodes
de l’Inspecteur Derrick, le spectateur est lui aussi
cantonné à suivre les investigations de la police de Munich quand
bien même il est témoin en temps réel des agissements des
criminels. Les deux détectives ont en commun de pressentir
rapidement l’identité du coupable, et se trompent très rarement ;
il arrive même quelquefois à l’Inspecteur Columbo de se départir
de sa fausse candeur pour asséner au suspect « Je sais que
c’est vous le coupable, même si je ne peux le prouver » tout
en lui laissant l’impression que son répit sera de courte durée. En dépit de l'affrontement psychologique souvent intense entre l'inspecteur et son suspect, le policier américain se repose sur des éléments matériels et
finira toujours pas trouver le ou les détails qui vont démentir
l’alibi en apparence incontournable et amener à acculer le
criminel. Dans la série Inspecteur Derrick, il est la plupart
du temps substitué à cette technicité du regard de l’investigateur
l’élément humain comme facteur primordial, souvent parce que
Derrick pousse les protagonistes dans leurs retranchements jusqu’à
ce qu’ils laissent enfin la vérité surgir. Si, dans les cas où
il ne lui a pas été donné d’assister au crime, le public peut
partager la suspicion de l’inspecteur, il lui est là aussi
difficile d’anticiper les suites de l’enquête, car bien souvent,
les soupçons de Derrick ne seront effectivement avérés que lorsqu’un
témoin ou un complice passera aux aveux, mettant à bas l’emploi
du temps fictif de l’auteur du crime ou bien avouant lui-même sa
participation au forfait.

Dans Inspecteur Derrick, le téléspectateur est moins explicitement incité à anticiper les avancées de l'enquête qu'à se vouer à la capacité de l'Inspecteur de faire naître la vérité en faisant psychologiquement accoucher les suspects de leurs secrets refoulés (ici Mathieu Carrière dans l'épisode Bienvenue à bord) .
Au travers de cette
orientation, la série Inspecteur Derrick manifeste sans doute
plus clairement que Columbo que l’objectif principal des
enquêtes ne consiste pas à stimuler la perspicacité du spectateur
de manière à ce qu’il se sente impliqué dans l’élucidation
des affaires, mais à le prendre à témoin de la manière par
laquelle le crime fragmente la société. Dans un nombre important
d’épisodes, ce sont moins les détours de l’enquête menée par
l’inspecteur Derrick qui focalisent l’attention du spectateur que
la façon dont vont agir les personnes impliquées directement ou
indirectement dans l’affaire, voire leur évolution psychologique.
Ainsi, la résolution dans Une affaire étrange ou dans
Lena accapare finalement moins l’attention que le devenir
des rapports pervers entre le mari trompé coupable d’assassinat et
le couple illégitime qui le tient totalement sous son emprise en
portant l’indécence à son paroxysme dans le premier épisode, ou
la relation fort surprenante qui s’établit dans le deuxième entre
le veuf et sa belle-sœur honnie dans un renversement assez étonnant mais
néanmoins amené avec subtilité grâce à la finesse de l’écriture
et de l’interprétation. De la même façon, dans Les enfants de
Rasko, l’attention du spectateur est moins attirée par les
investigations que mène Derrick que par le dilemme qui tenaille un
frère et une sœur, tentés de dénoncer celui qui a causé la mort
de leur père mais refrénés en raison de leur complicité initiale
avec l’auteur des faits, ce que l’intéressé ne manque par de
leur rappeler pour les dissuader de se confier à la police. Dans Un
triste dimanche et Le
lendemain du crime, c’est le
fils, respectivement le complice d’un cambriolage qui se termine
mal et le coupable d’un meurtre passionnel, qui, tenaillé par le
remord, finit par se confesser à l’inspecteur, mettant à bas
l’alibi que le père avait forgé pour occulter leur responsabilité
ainsi que se couvrir lui-même dans le premier cas.
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Michael Rasko (Volker Eckstein) tente en vain d'apaiser sa sœur Anja (Anja Jaenicke), les deux adolescents étant accablés par la mort de leur père qu'ils ont inconsidérément causée. Lorsque son meurtrier est assassiné, l'inspecteur Derrick qui a deviné la vérité les soupçonne immédiatement et ne relâche pas la pression sur eux dans l'intention d'obtenir leurs aveux, mais c'est un évènement imprévu qui clôturera finalement cette sombre affaire.
Dans certains épisodes,
l’Inspecteur Derrick devient même un témoin passif ne pouvant que
souhaiter qu’un assassinat ne survienne pas, sans être réellement
en mesure de l’empêcher. Il est ainsi réduit à s’inquiéter de
la manière dont peut agir un jeune homme impatient interprété par
Mathieu Carrière dans Une vieille histoire qui veut
absolument faire justice à l’encontre d’un homme dont il est
convaincu qu’il a assassiné son père pour lui dérober ses biens
à la fin de la guerre, en dépit de la difficulté à rassembler des
preuves incontestables. De la même façon, dans Rencontre avec un
meurtrier, le policier ne peut incriminer officiellement le mari
jaloux dont il est persuadé qu’il a abattu l’amant de son épouse
et dont il craint, à défaut qu’il s’en prenne aussi à cette
dernière, cible trop évidente, que sa rancœur ne finisse par
resurgir de manière incontrôlable en transférant une rage
difficilement réprimée sur une femme innocente, la suite prouvant
que l’analyse psychologique du policier était juste. Un troisième
cas est fourni par l’exemplaire épisode Le Sous-locataire,
dans lequel il est, malgré l’insistance d’un ancien collègue,
impuissant à agir officiellement contre un ancien détenu qui tient
sous une emprise glaçante et implacable toute la maisonnée de celle
qui fut sa femme, espérant avoir un motif pour intervenir avant que
l’irrémédiable soit commis, mais la peur paralyse toute parole et
Buschmann (Peter Kuiper) prend garde de ne causer aucun acte concret
punissable, jusqu’à ce que le huis-clos explose finalement.



Chargé de suivre la réinsertion de Walter Buschmann (Peter Kuiper), Leo Kurat (Fritz Strassner) se montre très inquiet de voir l'inquiétant personnage chercher à s'incruster chez son épouse et alerte son collègue Derrick (photo du milieu), mais celui-là ne dispose d'aucune marge d'action dans le cadre de ses fonctions.
On pourrait conclure
que, d’une certaine façon, la série Columbo leurre quelque
peu le spectateur en centrant essentiellement les épisodes sur les
investigations, lui laissant même parfois entrevoir quelques
nouveaux éléments hors de la présence du policier, de sorte qu’il
se sente fallacieusement incité à exercer son esprit d’analyse,
la promesse implicite d’accompagner voire de devancer
l’investigateur dans ses déductions en cherchant les moyens de
confondre le coupable étant néanmoins souvent déçue comme on l’a
exposé plus haut, celui-là étant forcé d’attendre le
dévoilement par le policier infaillible de sa carte maîtresse dans
le dénouement. Le téléspectateur attentif ne peut manquer de
réaliser qu’à la différence de ceux de Columbo, les
épisodes de la série Inspecteur Derrick reposent souvent
moins sur les enquêtes même si celles-ci sont partie intégrante de
la structure narrative et formelle des épisodes, que sur la mise en
évidence de situations et des fragilités qu’elles révèlent. De
la sorte, il est moins porté à tenter vainement de cerner les
preuves accablantes pour le coupable et davantage incité à
s’immerger dans l’atmosphère d’une peinture psychologique et
sociale édifiante.