vendredi 2 décembre 2022

L’ENQUÊTE CÔTÉ SPECTATEUR

 


    Depuis l’Inspecteur Dupin d’Edgar Allan Poe, Sherlock Holmes de Conan Doyle puis Maigret de Simenon, ou encore Hercule Poirot et Miss Marple d’Agatha Christie, l’amateur de séries policières s’attend à ce qu’on le fasse pénétrer dans l’intimité d’une enquête, qu’on lui révèle la manière dont les moindres indices sont exploités pour conduire à la résolution des crimes. C’est également ce que semblent promettre deux séries policières célèbres du petit écran, Columbo et Inspecteur Derrick, mais il convient de se pencher plus précisément sur leur cas pour examiner si celles-ci se plient véritablement à l’exercice supposé ou si la place dévolue au spectateur est plus illusoire.

    Dans Columbo, le coupable est systématiquement montré en train d’agir au commencement de l’histoire, et c’est parfois également le cas dans nombre d'épisodes d’Inspecteur Derrick, comme Le diplomateUne affaire étrange, Un triste dimanche et Les enfants de Rasko. Par conséquent, le téléspectateur a une longueur d’avance sur l’inspecteur dépêché sur les lieux du crime, puisqu’il connaît au préalable le coupable, ses motivations ainsi que les circonstances exactes du crime. On s’attend donc à ce qu’on nous propose d’accompagner en terrain de connaissance l’enquêteur dans ses investigations, de suivre ses avancées et de déduire en même temps que lui, si ce n’est d’anticiper, quels éléments permettront l’arrestation du malfaiteur sans lui laisser d’échappatoire. La série américaine, tout particulièrement, conduit à priori le spectateur à postuler qu’il a vocation à être associé d’emblée aux investigations en sollicitant sa sagacité intellectuelle pendant que l‘inspecteur accumule des observations semblant souvent de prime abord anodines, mais qui vont finir par s’avérer déterminantes. Les preuves qui perdent le criminel ne sont cependant généralement connues que du détective, n’étant dévoilées façon Deus ex machina au spectateur seulement que lorsqu’il le confond, telle qu'une empreinte digitale relevée sur un objet lié au crime, de telle sorte que celui-ci reste passif comme s’il assistait à un tour de magie, contraint d’attendre que le prestidigitateur habile dévoile ses atouts cachés, et il réalise au bout de plusieurs épisodes qu’il est donc inutile qu’il s’efforce de chercher de lui-même à identifier les indices laissés par le coupable qui permettront de l’incriminer – à noter que dans l’épisode Les surdoués, c’est le meurtrier lui-même qui se livre en expliquant par vanité au policier les derniers détails qui lui manquaient pour permettre son arrestation. 

"Et voilà, c'est tout simple !  Comment, vous n'aviez pas trouvé les preuves depuis chez vous ?..C'était pourtant évident, non ?...Bon, c'est vrai, je ne vous ai peut-être pas tout dévoilé jusque-là..."

    Un exemple particulièrement significatif de la longueur d’avance que conserve l’investigateur sur le public en donné par l’épisode Jeu d’identité. C’est dans l’épilogue que le Lieutenant Columbo révèle un certain nombre de preuves que le spectateur ne pouvait deviner, lesquelles démentent l’alibi du criminel interprété par Patrick McGoohan selon lequel il affirmait être en train d’enregistrer un discours à une heure avancée dans son bureau le soir où la victime était assassinée, tel le bruit d’un store qu’on baisse pour se protéger du soleil à son zénith, et la participation des Chinois aux Jeux olympiques que ne pouvait connaître le coupable au moment où il dit avoir rédigé le texte – toute allusion précédente à cet évènement a d’ailleurs été supprimée de la version traduite, rendant cet élément probant réellement inattendu dans le dénouement pour le téléspectateur francophone.

Les investigations du Lieutenant Columbo (Peter Falk) se resserrent inéluctablement sur Nelson Brenner (Patrick McGoohan), à gauche sur la photo, tandis qu'il décortique sur un magnétophone l'enregistrement du discours dicté par le suspect à sa secrétaire, lequel comporte notamment le bruit du store visible au fond de la pièce, un indice accablant au regard de l'alibi.

    La série déroge quelquefois à cette règle en laissant filtrer un indice pour les plus attentifs, comme, à propos d’un autre alibi enregistré, dans l’épisode Attention : le meurtre peut nuire gravement à la santé dans lequel, alors que le présentateur Wade Anders interprété par George Hamilton a prévu d’enregistrer d’avance au travers de la caméra de contrôle une seconde sortie des studios de télévision destinée à être substituée à celle du lendemain soir pendant lequel il assassinera son maître-chanteur en l’amenant à fumer une cigarette empoisonnée, un employé du jardinage lui indique qu’il va tailler toutes les haies, ce qui implique que celle de l’entrée sera raccourcie et ne correspondra dès lors plus à celle buissonnante fixée sur la pellicule censée avoir été enregistrée le soir suivant.



Autre enregistrement, cette fois visuel, utilisé par Columbo pour défaire son suspect, le présentateur d'une émission dénonçant les criminels, Wade Anders interprété par George Hamilton dans Le meurtre peut nuire gravement à la santé ; en haut, enregistrement par la caméra de la sortie du studio du criminel le soir du crime à une heure très tardive, en dessous, le détective pointe la haie taillée sur l'enregistrement le montrant arriver dans le bâtiment au début de la journée, démonstration irréfutable que la première est antérieure à la seconde et que la bande a donc été trafiquée pour falsifier ses horaires au moment fatidique.

    Une autre piste est proposée au spectateur le plus perspicace dans Meurtre au champagne. Le chimpanzé provisoirement hébergé dans l'appartement de la victime ne peut s'empêcher de toucher les objets métalliques, aussi Columbo peut prouver que l'assassin joué par Rip Torn était bien dans l'appartement de son neveu dont il voulait s'emparer de la fortune gagnée au loto en mettant en évidence les empreintes du singe sur la médaille du déguisement que l'oncle sortant de sa fête costumée portait, prouvant qu'il se trouvait bien à son domicile durant la soirée du meurtre.

    Exceptionnellement, le téléspectateur critique pourrait en revanche mettre en question le raisonnement du policier. Dans l’épisode Couronne mortuaire, Columbo estime que la suspecte apparente n’a pas pu déplacer seule le corps de son amant pour simuler un accident de voiture, car une femme relativement menue n’en aurait pas les capacités physiques, alors que dans le second épisode pilote, Rançon pour un homme mort, l’épouse qui tue et traîne le corps de son mari jusqu’à sa voiture, interprétée par Lee Grant, n’a pas une constitution ostensiblement plus robuste. Plus curieusement, le Lieutenant Columbo avoue à la fin de l'épisode Criminologie appliquée incapable de découvrir le mobile de l'assassinat d'un professeur par deux étudiants dont il avait percé la tricherie à l'examen.


Dans le second pilote de Columbo, Rançon pour un homme mort, l'avocate Leslie Williams (Lee Grant) assassine son mari et traîne son corps jusqu'à sa voiture, action que l'inspecteur jugera par la suite impossible pour la suspecte de l'épisode Couronne mortuaire, certes écrit par un scénariste indépendant mais néanmoins supervisés tous deux par les créateurs de la série William Link et Richard Levinson.

    Dans nombre d’épisodes de l’Inspecteur Derrick, le spectateur est lui aussi cantonné à suivre les investigations de la police de Munich quand bien même il est témoin en temps réel des agissements des criminels. Les deux détectives ont en commun de pressentir rapidement l’identité du coupable, et se trompent très rarement ; il arrive même quelquefois à l’Inspecteur Columbo de se départir de sa fausse candeur pour asséner au suspect « Je sais que c’est vous le coupable, même si je ne peux le prouver » tout en lui laissant l’impression que son répit sera de courte durée. En dépit de l'affrontement psychologique souvent intense entre l'inspecteur et son suspect, le policier américain se repose sur des éléments matériels et finira toujours pas trouver le ou les détails qui vont démentir l’alibi en apparence incontournable et amener à acculer le criminel. Dans la série Inspecteur Derrick, il est la plupart du temps substitué à cette technicité du regard de l’investigateur l’élément humain comme facteur primordial, souvent parce que Derrick pousse les protagonistes dans leurs retranchements jusqu’à ce qu’ils laissent enfin la vérité surgir. Si, dans les cas où il ne lui a pas été donné d’assister au crime, le public peut partager la suspicion de l’inspecteur, il lui est là aussi difficile d’anticiper les suites de l’enquête, car bien souvent, les soupçons de Derrick ne seront effectivement avérés que lorsqu’un témoin ou un complice passera aux aveux, mettant à bas l’emploi du temps fictif de l’auteur du crime ou bien avouant lui-même sa participation au forfait.

Dans Inspecteur Derrick, le téléspectateur est moins explicitement incité à anticiper les avancées de l'enquête qu'à se vouer à la capacité de l'Inspecteur de faire naître la vérité en faisant psychologiquement accoucher les suspects de leurs secrets refoulés (ici Mathieu Carrière dans l'épisode Bienvenue à bord) .

    Au travers de cette orientation, la série Inspecteur Derrick manifeste sans doute plus clairement que Columbo que l’objectif principal des enquêtes ne consiste pas à stimuler la perspicacité du spectateur de manière à ce qu’il se sente impliqué dans l’élucidation des affaires, mais à le prendre à témoin de la manière par laquelle le crime fragmente la société. Dans un nombre important d’épisodes, ce sont moins les détours de l’enquête menée par l’inspecteur Derrick qui focalisent l’attention du spectateur que la façon dont vont agir les personnes impliquées directement ou indirectement dans l’affaire, voire leur évolution psychologique.

    Ainsi, la résolution dans Une affaire étrange ou dans Lena accapare finalement moins l’attention que le devenir des rapports pervers entre le mari trompé coupable d’assassinat et le couple illégitime qui le tient totalement sous son emprise en portant l’indécence à son paroxysme dans le premier épisode, ou la relation fort surprenante qui s’établit dans le deuxième entre le veuf et sa belle-sœur honnie dans un renversement assez étonnant mais néanmoins amené avec subtilité grâce à la finesse de l’écriture et de l’interprétation. De la même façon, dans Les enfants de Rasko, l’attention du spectateur est moins attirée par les investigations que mène Derrick que par le dilemme qui tenaille un frère et une sœur, tentés de dénoncer celui qui a causé la mort de leur père mais refrénés en raison de leur complicité initiale avec l’auteur des faits, ce que l’intéressé ne manque par de leur rappeler pour les dissuader de se confier à la police. Dans Un triste dimanche et Le lendemain du crime, c’est le fils, respectivement le complice d’un cambriolage qui se termine mal et le coupable d’un meurtre passionnel, qui, tenaillé par le remord, finit par se confesser à l’inspecteur, mettant à bas l’alibi que le père avait forgé pour occulter leur responsabilité ainsi que se couvrir lui-même dans le premier cas.

Michael Rasko (Volker Eckstein) tente en vain d'apaiser sa sœur Anja (Anja Jaenicke), les deux adolescents étant accablés par la mort de leur père qu'ils ont inconsidérément causée. Lorsque son meurtrier est assassiné, l'inspecteur Derrick qui a deviné la vérité les soupçonne immédiatement et ne relâche pas la pression sur eux dans l'intention d'obtenir leurs aveux, mais c'est un évènement imprévu qui clôturera finalement cette sombre affaire.

    Dans certains épisodes, l’Inspecteur Derrick devient même un témoin passif ne pouvant que souhaiter qu’un assassinat ne survienne pas, sans être réellement en mesure de l’empêcher. Il est ainsi réduit à s’inquiéter de la manière dont peut agir un jeune homme impatient interprété par Mathieu Carrière dans Une vieille histoire qui veut absolument faire justice à l’encontre d’un homme dont il est convaincu qu’il a assassiné son père pour lui dérober ses biens à la fin de la guerre, en dépit de la difficulté à rassembler des preuves incontestables. De la même façon, dans Rencontre avec un meurtrier, le policier ne peut incriminer officiellement le mari jaloux dont il est persuadé qu’il a abattu l’amant de son épouse et dont il craint, à défaut qu’il s’en prenne aussi à cette dernière, cible trop évidente, que sa rancœur ne finisse par resurgir de manière incontrôlable en transférant une rage difficilement réprimée sur une femme innocente, la suite prouvant que l’analyse psychologique du policier était juste. Un troisième cas est fourni par l’exemplaire épisode Le Sous-locataire, dans lequel il est, malgré l’insistance d’un ancien collègue, impuissant à agir officiellement contre un ancien détenu qui tient sous une emprise glaçante et implacable toute la maisonnée de celle qui fut sa femme, espérant avoir un motif pour intervenir avant que l’irrémédiable soit commis, mais la peur paralyse toute parole et Buschmann (Peter Kuiper) prend garde de ne causer aucun acte concret punissable, jusqu’à ce que le huis-clos explose finalement.



Chargé de suivre la réinsertion de Walter Buschmann (Peter Kuiper), Leo Kurat (Fritz Strassner) se montre très inquiet de voir l'inquiétant personnage chercher à s'incruster chez son épouse et alerte son collègue Derrick (photo du milieu), mais celui-là ne dispose d'aucune marge d'action dans le cadre de ses fonctions.

    On pourrait conclure que, d’une certaine façon, la série Columbo leurre quelque peu le spectateur en centrant essentiellement les épisodes sur les investigations, lui laissant même parfois entrevoir quelques nouveaux éléments hors de la présence du policier, de sorte qu’il se sente fallacieusement incité à exercer son esprit d’analyse, la promesse implicite d’accompagner voire de devancer l’investigateur dans ses déductions en cherchant les moyens de confondre le coupable étant néanmoins souvent déçue comme on l’a exposé plus haut, celui-là étant forcé d’attendre le dévoilement par le policier infaillible de sa carte maîtresse dans le dénouement. Le téléspectateur attentif ne peut manquer de réaliser qu’à la différence de ceux de Columbo, les épisodes de la série Inspecteur Derrick reposent souvent moins sur les enquêtes même si celles-ci sont partie intégrante de la structure narrative et formelle des épisodes, que sur la mise en évidence de situations et des fragilités qu’elles révèlent. De la sorte, il est moins porté à tenter vainement de cerner les preuves accablantes pour le coupable et davantage incité à s’immerger dans l’atmosphère d’une peinture psychologique et sociale édifiante.