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samedi 18 novembre 2023

UN TRUC SUPER : LE TRIOMPHE DE LA VANITE

 

    L’inspecteur Derrick est appelé pour élucider un vol commis au sein d’une banque dans laquelle il n’y a pas eu véritablement d’effraction. Un truc super (Das Superding) représente un épisode dans lequel la perspicacité de l'Inspecteur Derrick paraît pour une fois prise en défaut – même si dès l’annonce d’un possible cambriolage par un homme abattu peu après son appel téléphonique au directeur de l’établissement, le policier qui visite pour la première fois l’espace sécurisé lève la tête avec une certaine curiosité en direction des petites ouvertures carrées destinées à l’aération, comme si son intuition l’aiguillait contre toute évidence vers ce qui constituera la solution du mystère qu’il sera bientôt appelé à tenter de résoudre, cependant en vain jusqu’à ce qu’il apprenne la vérité d’une manière indirecte.



Un homme (Horst Sachtleben dans le rôle d'Eberhard Witte) prévient le directeur d'une banque d'un projet imminent de cambriolage.



Le banquier Veicht informe Derrick que selon un informateur, son établissement va bientôt être dévalisé et lui indique les dispositifs de sécurité présents sur le site.

    Le mystère de la chambre forte close

    Une fois le forfait effectivement commis, le policier est bien forcé de constater une seconde fois que les ouvertures surplombant la salle du coffre sont trop étroites pour permettre l'accès des malfaiteurs, et il est contraint d’avouer son impuissance à résoudre le crime devant le directeur de la banque (joué par Ulrich Haupt, qui interprétait un cambrioleur sans état d’âme dans un épisode précédent, Un triste dimanche).

    Curieusement, le scénariste Herbert Reinecker n’a pas désiré faire de cette énigme un élément d’interrogation pour le spectateur ordinairement amené dans les œuvres similaires à s’identifier au détective au travers de ses investigations, puisque dans le cas présent il fait de lui le témoin direct du cambriolage en lui permettant d’assister à toute l’opération depuis son commencement – tout comme il lui avait dévoilé que le témoignage de Léna dont les policiers doutaient était fiable au début de l’épisode éponyme détaillé dans un article dédié précédent. Gerke, ancien professeur de mathématiques joué par Horst Buchholz, lequel a dû quitter son métier suite aux séquelles d’un accident, a acheté une discothèque située en face de la banque et entrepris de faire creuser un tunnel jusqu’à l’établissement, le volume sonore de la musique couvrant le bruit des travaux. 


Les deux inspecteurs se font offrir un verre par Gerke (Horst Buchholz), le tenancier d'un établissement nocturne qu'ils pensent avoir quelque rapport avec le projet criminel visant la banque toute proche.


Dans son sous-sol, Gerke fait percer un tunnel en direction de la banque avec ses complices incluant Eduard Krummbach joué par Gottfried Jones (à droite sur la photo du bas) qui sera l'objet d'une surveillance particulière par la police.

    Lorsque l’accès au conduit de ventilation est dégagé, il fait venir un nain, Kranz (Fritz Hakl, vu dans Le Tambour, au visage poupin rappelant le héros lilliputien de La monstrueuse parade de Tod Browning), dont la petite taille lui permet de se glisser jusqu’à son ouverture, de descendre dans la salle grâce à un treuil et de ramasser l’argent placé dans le coffre après en avoir dynamité la porte.


Gerke va chercher à la gare sa botte secrète, un homme de petite taille, Kranz (Fritz Hakl), indispensable à son plan.



Le malfaiteur agile se glisse grâce à sa taille menue jusqu'à la salle du coffre avant d'en repartir avec les liquidités.

    L’ancien enseignant se félicite de son plan ingénieux et de l’exactitude de ses calculs, mais il est trahi par l’élément humain. Une danseuse de la discothèque, qui entretenait de manière non exclusive et intéressée quelque relation avec un des complices, Eberhard Witte, l’avait quitté pour le frère du banquier, principal initiateur avec l’enseignant de cette entreprise malhonnête, et la jalousie avait amené l’éconduit à menacer de toute révéler si son rival ne rompait pas avec elle. Ce dernier l’a donc fait abattre avant qu’il ne dévoile le plan au directeur de la banque en échange d’une somme d’argent, mais son ancien collègue Krummbach (Gottfried John, apparu dans un James Bond et dans Astérix et Obélix contre César dans le rôle du dirigeant de l’Empire romain), qui faisait aussi partie de la bande, savait que c’était le frère du banquier qui l’avait tué et comme Derrick le faisait suivre en connaissant sa proximité avec la victime, il a été le témoin de l’altercation entre les deux hommes. L’intéressé refuse cependant obstinément de coopérer avec l’enquêteur. Étant donné que Krummbach et son défunt ami fréquentaient couramment la discothèque, l’Inspecteur Derrick soupçonne le patron d’être lié au cambriolage et il finira par perquisitionner les sous-sols, découvrant la galerie souterraine et la combinaison harnachée miniature, comprenant alors le procédé utilisé pour dérober les liquidités.  

Jusqu'à cet instant, Stefan Derrick ne pensait pas qu'un être humain pouvait s'introduire dans ce conduit d'aération aux dimensions réduites. 

    C’est donc un élément totalement extérieur au plan qui aboutit à l’arrestation du commanditaire. Le scénariste Herbert Reinecker semble nous dire qu’aussi brillants que paraissent être les criminels et aussi préparés que soient leurs projets, ils ne sont jamais à l’abri d’impondérables, du "grain de sable" qui vient gripper la machine parfaitement huilée, rendant la réussite toujours quelque peu incertaine, d’autant que l’illégalité suppose le secret et la parfaite solidarité entre les individus qui s’associent pour commettre ce genre d’acte.

    La rancœur au cœur

    Un des ressorts de la motivation de Gerke est le ressentiment, l’accident causé par un chauffard qui a endommagé sa mémoire l’ayant privé de son métier, et l’assurance refusant par ailleurs d’indemniser son handicap en arguant du fait que sa gestion de la discothèque démontrerait qu’il a retrouvé l’essentiel de ses capacités, il considère qu’il a une revanche à prendre. L’origine de son projet rappelle la comédie de 1964 Faîtes sauter la banque (connue en Allemagne sous le titre de Balduin, der Geldschrankknaker pour les lecteurs germanophones) de Jean Girault dans laquelle Victor Garnier joué par Louis de Funès entreprend également de creuser une tranchée souterraine entre son magasin de vente d’articles de chasse et de pêche et l’établissement du banquier André Durand-Mareuil interprété par Jean-Pierre Marielle, estimant légitime de s’emparer de l’argent détenu par celui qui lui a conseillé de mauvais placements en bourse et ne semble guère gêné des conséquences financières désastreuses pour le patrimoine de son client.


Les relations sont devenues assez tendues entre le banquier Durand-Mareuil et l'armateur Victor Garnier (à droite) dans le film Faites sauter la banque de Jean Girault, depuis que le premier l'a amené à investir à perte dans une société sitôt nationalisée par le gouvernement du Tanganyka. 

Garnier (de Funès) entreprend de rentrer dans ses fonds en creusant un tunnel entre son magasin et le coffre-fort de la banque.

    Le dénouement de l’épisode Un truc super paraît quelque peu déconcertant, car, à la différence des gérants de la salle de jeu clandestine de l’épisode Calcutta qui disparaissent subitement dès que la police commence à s’intéresser de trop près à l’établissement alors même que l’Inspecteur Derrick a indiqué à un de ses responsables joué par Pinkas Braun qu’il n’est là uniquement que pour retrouver un meurtrier, Gerke, qui a laissé son complice Krank repartir avec l’argent dissimulé dans un étui à contrebasse, attend patiemment dans sa discothèque l’arrivée du policier au lieu de prendre la fuite avec une part de butin. La satisfaction étrange qu’il affiche alors donne l’impression que la confirmation de l’exactitude de ses calculs et la réussite de son plan ayant prouvé ses capacités sont finalement plus importantes que son propre destin, ce moment triomphal faisant passer au second plan la perspective des années de prison qui l’attendent inévitablement.


Gerke jubilant devant l'excellence de ses calculs lors du percement du tunnel, et il est encore tout auréolé de fierté lorsque Derrick qu'il attend sagement vient l'arrêter.

    Une telle attitude serait assez incompréhensible si elle ne s’expliquait par l’orgueil du personnage. On trouve un profil comparable dans un épisode de la série Columbo diffusé le 22 mai 1977 aux États-Unis, Les Surdoués (The Bye-Bye Sky High I.Q. Murder Case). Oliver Brandt (Theodore Bikel) a détourné les fonds de son association de surdoués pour soutenir le train de vie de son épouse Vivian (Samantha Eggar, l’extraordinaire épouse hystérique de Chromosome 3 (The Brood) de David Cronenberg, chef-d'œuvre hitchcockien sous-estimé) ; menacé d’être dénoncé par son ami Bertie, il l’abat à l’étage en faisant croire à l’action d’un rôdeur, mais Columbo est très perspicace comme à son habitude et finit par découvrir nombre d’éléments de la manigance criminelle confirmant sa conviction que Brandt est bien l’assassin, même s’il manque à sa reconstitution un dernier point permettant d’incriminer définitivement le coupable. Celui-ci prend comme un défi la perplexité du détective et se plaît à lui démontrer de quelle manière le plan a pu être finalisé, finissant de convaincre le policier, surpris et ravi de cette précision, que le dirigeant du club des surdoués est bien le seul ayant pu mettre en œuvre cet assassinat parfaitement orchestré avec notamment l’aide d’un tourne-disque et de pétards pour faire croire à une intervention extérieure une fois qu’il avait regagné le salon parmi les membres du club. Oliver Brandt réalise alors qu’il s’est trahi en dévoilant l’ultime secret du procédé utilisé et son visage hilare se fige progressivement alors qu’il vient à son insu de mettre le point final à l’accusation que son antagoniste a élaborée, tout à son plaisir intellectuel de prouver son ingéniosité. Ces esprits qui se pensent supérieurs auront finalement abandonné toute prudence à leur propre détriment, ils auront été perdus par leur vanité.



L'inspecteur Columbo dans l'épisode Les surdoués de la série éponyme peine à déchiffrer les derniers détails du dispositif ayant permis à l'assassin de se créer un alibi pour le meurtre de son ami qui s'apprêtait à révéler son détournement d'argent et celui-ci se montre très satisfait de pouvoir lui démontrer la perfection du mécanisme.



Sitôt l'explication énoncée, Oliver Brandt réalise qu'il s'est trahi en livrant les secrets du procédé ayant parfaitement simulé des coups de feu en son absence grâce à des pétards devant l'ébahissement ravi du détective qui n'a plus alors qu'à demander des aveux signés à celui qu'en dépit de son ingéniosité, son orgueil a perdu.

*

vendredi 2 décembre 2022

L’ENQUÊTE CÔTÉ SPECTATEUR

 


    Depuis l’Inspecteur Dupin d’Edgar Allan Poe, Sherlock Holmes de Conan Doyle puis Maigret de Simenon, ou encore Hercule Poirot et Miss Marple d’Agatha Christie, l’amateur de séries policières s’attend à ce qu’on le fasse pénétrer dans l’intimité d’une enquête, qu’on lui révèle la manière dont les moindres indices sont exploités pour conduire à la résolution des crimes. C’est également ce que semblent promettre deux séries policières célèbres du petit écran, Columbo et Inspecteur Derrick, mais il convient de se pencher plus précisément sur leur cas pour examiner si celles-ci se plient véritablement à l’exercice supposé ou si la place dévolue au spectateur est plus illusoire.

    Dans Columbo, le coupable est systématiquement montré en train d’agir au commencement de l’histoire, et c’est parfois également le cas dans nombre d'épisodes d’Inspecteur Derrick, comme Le diplomateUne affaire étrange, Un triste dimanche et Les enfants de Rasko. Par conséquent, le téléspectateur a une longueur d’avance sur l’inspecteur dépêché sur les lieux du crime, puisqu’il connaît au préalable le coupable, ses motivations ainsi que les circonstances exactes du crime. On s’attend donc à ce qu’on nous propose d’accompagner en terrain de connaissance l’enquêteur dans ses investigations, de suivre ses avancées et de déduire en même temps que lui, si ce n’est d’anticiper, quels éléments permettront l’arrestation du malfaiteur sans lui laisser d’échappatoire. La série américaine, tout particulièrement, conduit à priori le spectateur à postuler qu’il a vocation à être associé d’emblée aux investigations en sollicitant sa sagacité intellectuelle pendant que l‘inspecteur accumule des observations semblant souvent de prime abord anodines, mais qui vont finir par s’avérer déterminantes. Les preuves qui perdent le criminel ne sont cependant généralement connues que du détective, n’étant dévoilées façon Deus ex machina au spectateur seulement que lorsqu’il le confond, telle qu'une empreinte digitale relevée sur un objet lié au crime, de telle sorte que celui-ci reste passif comme s’il assistait à un tour de magie, contraint d’attendre que le prestidigitateur habile dévoile ses atouts cachés, et il réalise au bout de plusieurs épisodes qu’il est donc inutile qu’il s’efforce de chercher de lui-même à identifier les indices laissés par le coupable qui permettront de l’incriminer – à noter que dans l’épisode Les surdoués, c’est le meurtrier lui-même qui se livre en expliquant par vanité au policier les derniers détails qui lui manquaient pour permettre son arrestation. 

"Et voilà, c'est tout simple !  Comment, vous n'aviez pas trouvé les preuves depuis chez vous ?..C'était pourtant évident, non ?...Bon, c'est vrai, je ne vous ai peut-être pas tout dévoilé jusque-là..."

    Un exemple particulièrement significatif de la longueur d’avance que conserve l’investigateur sur le public en donné par l’épisode Jeu d’identité. C’est dans l’épilogue que le Lieutenant Columbo révèle un certain nombre de preuves que le spectateur ne pouvait deviner, lesquelles démentent l’alibi du criminel interprété par Patrick McGoohan selon lequel il affirmait être en train d’enregistrer un discours à une heure avancée dans son bureau le soir où la victime était assassinée, tel le bruit d’un store qu’on baisse pour se protéger du soleil à son zénith, et la participation des Chinois aux Jeux olympiques que ne pouvait connaître le coupable au moment où il dit avoir rédigé le texte – toute allusion précédente à cet évènement a d’ailleurs été supprimée de la version traduite, rendant cet élément probant réellement inattendu dans le dénouement pour le téléspectateur francophone.

Les investigations du Lieutenant Columbo (Peter Falk) se resserrent inéluctablement sur Nelson Brenner (Patrick McGoohan), à gauche sur la photo, tandis qu'il décortique sur un magnétophone l'enregistrement du discours dicté par le suspect à sa secrétaire, lequel comporte notamment le bruit du store visible au fond de la pièce, un indice accablant au regard de l'alibi.

    La série déroge quelquefois à cette règle en laissant filtrer un indice pour les plus attentifs, comme, à propos d’un autre alibi enregistré, dans l’épisode Attention : le meurtre peut nuire gravement à la santé dans lequel, alors que le présentateur Wade Anders interprété par George Hamilton a prévu d’enregistrer d’avance au travers de la caméra de contrôle une seconde sortie des studios de télévision destinée à être substituée à celle du lendemain soir pendant lequel il assassinera son maître-chanteur en l’amenant à fumer une cigarette empoisonnée, un employé du jardinage lui indique qu’il va tailler toutes les haies, ce qui implique que celle de l’entrée sera raccourcie et ne correspondra dès lors plus à celle buissonnante fixée sur la pellicule censée avoir été enregistrée le soir suivant.



Autre enregistrement, cette fois visuel, utilisé par Columbo pour défaire son suspect, le présentateur d'une émission dénonçant les criminels, Wade Anders interprété par George Hamilton dans Le meurtre peut nuire gravement à la santé ; en haut, enregistrement par la caméra de la sortie du studio du criminel le soir du crime à une heure très tardive, en dessous, le détective pointe la haie taillée sur l'enregistrement le montrant arriver dans le bâtiment au début de la journée, démonstration irréfutable que la première est antérieure à la seconde et que la bande a donc été trafiquée pour falsifier ses horaires au moment fatidique.

    Une autre piste est proposée au spectateur le plus perspicace dans Meurtre au champagne. Le chimpanzé provisoirement hébergé dans l'appartement de la victime ne peut s'empêcher de toucher les objets métalliques, aussi Columbo peut prouver que l'assassin joué par Rip Torn était bien dans l'appartement de son neveu dont il voulait s'emparer de la fortune gagnée au loto en mettant en évidence les empreintes du singe sur la médaille du déguisement que l'oncle sortant de sa fête costumée portait, prouvant qu'il se trouvait bien à son domicile durant la soirée du meurtre.

    Exceptionnellement, le téléspectateur critique pourrait en revanche mettre en question le raisonnement du policier. Dans l’épisode Couronne mortuaire, Columbo estime que la suspecte apparente n’a pas pu déplacer seule le corps de son amant pour simuler un accident de voiture, car une femme relativement menue n’en aurait pas les capacités physiques, alors que dans le second épisode pilote, Rançon pour un homme mort, l’épouse qui tue et traîne le corps de son mari jusqu’à sa voiture, interprétée par Lee Grant, n’a pas une constitution ostensiblement plus robuste. Plus curieusement, le Lieutenant Columbo avoue à la fin de l'épisode Criminologie appliquée incapable de découvrir le mobile de l'assassinat d'un professeur par deux étudiants dont il avait percé la tricherie à l'examen.


Dans le second pilote de Columbo, Rançon pour un homme mort, l'avocate Leslie Williams (Lee Grant) assassine son mari et traîne son corps jusqu'à sa voiture, action que l'inspecteur jugera par la suite impossible pour la suspecte de l'épisode Couronne mortuaire, certes écrit par un scénariste indépendant mais néanmoins supervisés tous deux par les créateurs de la série William Link et Richard Levinson.

    Dans nombre d’épisodes de l’Inspecteur Derrick, le spectateur est lui aussi cantonné à suivre les investigations de la police de Munich quand bien même il est témoin en temps réel des agissements des criminels. Les deux détectives ont en commun de pressentir rapidement l’identité du coupable, et se trompent très rarement ; il arrive même quelquefois à l’Inspecteur Columbo de se départir de sa fausse candeur pour asséner au suspect « Je sais que c’est vous le coupable, même si je ne peux le prouver » tout en lui laissant l’impression que son répit sera de courte durée. En dépit de l'affrontement psychologique souvent intense entre l'inspecteur et son suspect, le policier américain se repose sur des éléments matériels et finira toujours pas trouver le ou les détails qui vont démentir l’alibi en apparence incontournable et amener à acculer le criminel. Dans la série Inspecteur Derrick, il est la plupart du temps substitué à cette technicité du regard de l’investigateur l’élément humain comme facteur primordial, souvent parce que Derrick pousse les protagonistes dans leurs retranchements jusqu’à ce qu’ils laissent enfin la vérité surgir. Si, dans les cas où il ne lui a pas été donné d’assister au crime, le public peut partager la suspicion de l’inspecteur, il lui est là aussi difficile d’anticiper les suites de l’enquête, car bien souvent, les soupçons de Derrick ne seront effectivement avérés que lorsqu’un témoin ou un complice passera aux aveux, mettant à bas l’emploi du temps fictif de l’auteur du crime ou bien avouant lui-même sa participation au forfait.

Dans Inspecteur Derrick, le téléspectateur est moins explicitement incité à anticiper les avancées de l'enquête qu'à se vouer à la capacité de l'Inspecteur de faire naître la vérité en faisant psychologiquement accoucher les suspects de leurs secrets refoulés (ici Mathieu Carrière dans l'épisode Bienvenue à bord) .

    Au travers de cette orientation, la série Inspecteur Derrick manifeste sans doute plus clairement que Columbo que l’objectif principal des enquêtes ne consiste pas à stimuler la perspicacité du spectateur de manière à ce qu’il se sente impliqué dans l’élucidation des affaires, mais à le prendre à témoin de la manière par laquelle le crime fragmente la société. Dans un nombre important d’épisodes, ce sont moins les détours de l’enquête menée par l’inspecteur Derrick qui focalisent l’attention du spectateur que la façon dont vont agir les personnes impliquées directement ou indirectement dans l’affaire, voire leur évolution psychologique.

    Ainsi, la résolution dans Une affaire étrange ou dans Lena accapare finalement moins l’attention que le devenir des rapports pervers entre le mari trompé coupable d’assassinat et le couple illégitime qui le tient totalement sous son emprise en portant l’indécence à son paroxysme dans le premier épisode, ou la relation fort surprenante qui s’établit dans le deuxième entre le veuf et sa belle-sœur honnie dans un renversement assez étonnant mais néanmoins amené avec subtilité grâce à la finesse de l’écriture et de l’interprétation. De la même façon, dans Les enfants de Rasko, l’attention du spectateur est moins attirée par les investigations que mène Derrick que par le dilemme qui tenaille un frère et une sœur, tentés de dénoncer celui qui a causé la mort de leur père mais refrénés en raison de leur complicité initiale avec l’auteur des faits, ce que l’intéressé ne manque par de leur rappeler pour les dissuader de se confier à la police. Dans Un triste dimanche et Le lendemain du crime, c’est le fils, respectivement le complice d’un cambriolage qui se termine mal et le coupable d’un meurtre passionnel, qui, tenaillé par le remord, finit par se confesser à l’inspecteur, mettant à bas l’alibi que le père avait forgé pour occulter leur responsabilité ainsi que se couvrir lui-même dans le premier cas.

Michael Rasko (Volker Eckstein) tente en vain d'apaiser sa sœur Anja (Anja Jaenicke), les deux adolescents étant accablés par la mort de leur père qu'ils ont inconsidérément causée. Lorsque son meurtrier est assassiné, l'inspecteur Derrick qui a deviné la vérité les soupçonne immédiatement et ne relâche pas la pression sur eux dans l'intention d'obtenir leurs aveux, mais c'est un évènement imprévu qui clôturera finalement cette sombre affaire.

    Dans certains épisodes, l’Inspecteur Derrick devient même un témoin passif ne pouvant que souhaiter qu’un assassinat ne survienne pas, sans être réellement en mesure de l’empêcher. Il est ainsi réduit à s’inquiéter de la manière dont peut agir un jeune homme impatient interprété par Mathieu Carrière dans Une vieille histoire qui veut absolument faire justice à l’encontre d’un homme dont il est convaincu qu’il a assassiné son père pour lui dérober ses biens à la fin de la guerre, en dépit de la difficulté à rassembler des preuves incontestables. De la même façon, dans Rencontre avec un meurtrier, le policier ne peut incriminer officiellement le mari jaloux dont il est persuadé qu’il a abattu l’amant de son épouse et dont il craint, à défaut qu’il s’en prenne aussi à cette dernière, cible trop évidente, que sa rancœur ne finisse par resurgir de manière incontrôlable en transférant une rage difficilement réprimée sur une femme innocente, la suite prouvant que l’analyse psychologique du policier était juste. Un troisième cas est fourni par l’exemplaire épisode Le Sous-locataire, dans lequel il est, malgré l’insistance d’un ancien collègue, impuissant à agir officiellement contre un ancien détenu qui tient sous une emprise glaçante et implacable toute la maisonnée de celle qui fut sa femme, espérant avoir un motif pour intervenir avant que l’irrémédiable soit commis, mais la peur paralyse toute parole et Buschmann (Peter Kuiper) prend garde de ne causer aucun acte concret punissable, jusqu’à ce que le huis-clos explose finalement.



Chargé de suivre la réinsertion de Walter Buschmann (Peter Kuiper), Leo Kurat (Fritz Strassner) se montre très inquiet de voir l'inquiétant personnage chercher à s'incruster chez son épouse et alerte son collègue Derrick (photo du milieu), mais celui-là ne dispose d'aucune marge d'action dans le cadre de ses fonctions.

    On pourrait conclure que, d’une certaine façon, la série Columbo leurre quelque peu le spectateur en centrant essentiellement les épisodes sur les investigations, lui laissant même parfois entrevoir quelques nouveaux éléments hors de la présence du policier, de sorte qu’il se sente fallacieusement incité à exercer son esprit d’analyse, la promesse implicite d’accompagner voire de devancer l’investigateur dans ses déductions en cherchant les moyens de confondre le coupable étant néanmoins souvent déçue comme on l’a exposé plus haut, celui-là étant forcé d’attendre le dévoilement par le policier infaillible de sa carte maîtresse dans le dénouement. Le téléspectateur attentif ne peut manquer de réaliser qu’à la différence de ceux de Columbo, les épisodes de la série Inspecteur Derrick reposent souvent moins sur les enquêtes même si celles-ci sont partie intégrante de la structure narrative et formelle des épisodes, que sur la mise en évidence de situations et des fragilités qu’elles révèlent. De la sorte, il est moins porté à tenter vainement de cerner les preuves accablantes pour le coupable et davantage incité à s’immerger dans l’atmosphère d’une peinture psychologique et sociale édifiante.


mardi 31 mai 2022

DES EPISODES MEMORABLES


    Les téléspectateurs ayant visionné occasionnellement des épisodes d'Inspecteur Derrick et de Columbo peuvent penser que ces deux séries contemporaines sont assez comparables par leur rythme posé mettant en valeur un policier tenace, et envisager par là-même celle conçue par Herbert Reinecker au milieu des années 1970 comme un succéda allemand inspiré du célèbre modèle américain, même si elle se situait dans la lignée de sa série Der Kommissar. Il existe en réalité bien des différences sur lesquelles on aura l'occasion de revenir plus en détail dans de futurs articles mais, dans l'immédiat, on peut déjà les envisager dans leur ensemble, considérer la manière dont les épisodes se déclinent dans chacune, afin de déceler si ceux-là dénotent une grande unité ou au contraire ressortissent de plus libres variations.

    Les épisodes de la série Columbo obéissent à un modèle éprouvé selon un schéma réitéré assez systématiquement presque à la manière d'un exercice obligé, bien que ses concepteurs parviennent à éviter la monotonie au travers des différents détours des investigations et des variations comme lorsqu'un criminel tente d'impliquer un faux coupable à sa place avec des indices fabriqués tel Dale Kingston (Ross Martin) dans l'épisode Plein cadre et Patrick Kinsley (David Rasche) dans La griffe du crime, de sorte qu'un grand nombre de téléspectateurs prennent plaisir à les revoir régulièrement. On se remémore davantage certains d'entre eux au travers du visage connu de l'acteur qui incarne le criminel, comme Donald Pleasance, Robert Culp, les vedettes de Star Trek, Leonard Nimoy dans un épisode, William Shatner dans deux, des Mystères de l'Ouest, Ross Martin et Robert Conrad, ce dernier dans un épisode qui a inspiré un vrai assassinat (1), celle de Cosmos 1999 (Space 1999) et Mission Impossible, Martin Landau, ou encore des amis proches de l'acteur principal, John Cassavetes et Patrick McGoohan, le créateur et interprète principal de la série Le Prisonnier (The Prisoner) qui ne manque pas de présence, tout comme Jack Cassidy moins connu en France, ces deux derniers composant à plusieurs reprises des personnages remarquables - à la différence de Jeff Goldblum qui ne fit qu'un bref passage comme figurant, et on aperçoit aussi dans des rôles secondaires Vincent Price, Leslie Nielsen, Donald Moffat et Kevin McCarthy (2). On aura d'autres occasions d'évoquer par la suite la série américaine pour la comparer à sa concurrente allemande.

    Au sein de la série Inspecteur Derrick, des épisodes laissent une imprégnation plus durable dans la mémoire du spectateur, que les acteurs incarnent des personnages réellement effrayants comme y excellent les acteurs Peter Kuiper, Wilfried Baasner ou Gerd Hauk, ou bien au contraire qui nous émeuvent par leur candeur ou la tragédie qui les éprouve, que la situation dépeinte soit singulière comme dans Une affaire étrange, ou encore que le dénouement nous surprenne par une fin tragique subite, ou plus rarement un épilogue heureux inattendu. 

                                     Petit visuel composé d'images d'épisodes mémorables.     

        A  la différence des soixante-neuf enquêtes de Columbo qui, en dépit du renouvellement constant des scénaristes qui ont succédé les uns aux autres lors des dix-huit saisons, voient toujours le détective intensifier ses investigations autour du suspect selon un schéma un peu similaire, les épisodes  d'Inspecteur Derrick excipent d'une certaine variété et tiennent parfois en haleine le public en laissant subsister jusqu'au dénouement un doute quant à la tournure des évènement. Ainsi, on ne peut réduire ceux-là à un unique fil conducteur - ce cadre que les scénaristes américains surnomment "la Bible" et qui définit un cahier des charges que les auteurs doivent respecter pour garantir l'unité du programme. Seul concepteur des intrigues de la série allemande, Herbert Reinecker s'est à l'inverse attaché à opter pour différentes approches pour les 281 histoires contées au fil des 25 saisons. On peut suggérer une esquisse de typologie des épisodes d'Inspecteur Derrick en se proposant de les décliner selon trois catégories. 

    Un premier type repose principalement sur l'enquête policière elle-même, au travers des investigations et de la découverte des indices, laquelle est souvent moins ennuyeuse que ne le prétendent les détracteurs, amenant l'étau à se resserrer autour du meurtrier finalement identifié comme dans La valise de Salzbourg et Mort d'un musicien, ou bien simplement traqué comme l'évadé de La cavale ou les ravisseurs dans Nuit blanche

    D'autres épisodes se rapprochent beaucoup de ceux de Columbo, avec un duel sans merci entre le criminel et Derrick qui a deviné sa responsabilité et va s'efforcer de le démasquer, en faisant souvent appel à la pression psychologique ; c'est le cas de nombre d'épisodes brillants comme Le diplomate, Une affaire étrange et les particulièrement intenses Le lendemain du crime et La fête. On évoquera quelques-uns de ceux-ci en passant en revue certains des interprètes qui contribuent grandement à concrétiser ces confrontations étouffantes. 

    Enfin, la troisième catégorie d'épisodes met au second plan l'intrigue policière elle-même, voire délaisse quelque peu les investigateurs, pour se concentrer sur le climat psychologique, révéler les tensions et les contradictions qui déchirent des personnages pris dans une affaire criminelle. Ceux-là sont tout particulièrement remarquables, et les acteurs au jeu d'une densité admirable illustrent ces situations en leur conférant une portée exemplaire. Un des exemples les plus évident en est Le sous-locataire, dépourvu de toute violence mais particulièrement prenant, alors que l'Inspecteur Derrick qu'un ancien collègue presse d'intervenir n'a pas la possibilité d'agir. Les plus notables de ces épisodes seront ici détaillés. Un certain nombre d'entre eux se rattachent à plusieurs catégories à la fois de cette typologie et, naturellement, les plus remarquables seront également évoqués.

      Il n'entre pas dans la vocation du présent site de traiter  exhaustivement des 281 épisodes, d'autant qu'il existe à présent un excellent site français consacré notamment aux séries"Le monde des Avengers"(3), qui les détaille dans le large espace qu'il alloue au programme qui nous occupe ici, mais plus modestement d'attirer notamment l'attention des curieux sur quelques dizaines d'entre eux qui se signalent davantage à notre attention, afin de les remémorer aux téléspectateurs qui les auraient vus et de donner aux autres l'envie de les découvrir. L'intrigue y sera exposée de manière concise, et l'article s'efforcera d'en faire ressortir l'enjeu, d'en révéler la perspective qui nous amène à nous sentir concernés par les protagonistes et les situations en lesquelles nous pourrions nous retrouver, nous entraînant dans certains dilemmes qui interrogent sur la nature humaine. 

D'autres épisodes remarquables qui seront également évoqués sur le site.

       Comme indiqué plus haut, quelques articles reviendront aussi sur certains interprètes qui se sont distingués parmi une distribution souvent très brillante, de manière à compléter de manière croisée cette évocation de la série Inspecteur Derrick, pour en mettre en évidence son univers qui mérite que l'on porte sur lui autre chose qu'un dédain méprisant, afin qu'on réalise que son succès populaire n'est pas dû au désœuvrement de spectateurs passifs, mais que ce véritable phénomène issu de l'esprit d'un seul homme n'a pas usurpé sa place dans la culture populaire, et qu'on en découvre toute la profondeur signifiante.

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(1) voir le premier paragraphe de l'hommage détaillé consacré au scénariste et réalisateur Larry Cohen : https://creatures-imagination.blogspot.com/2019/04/un-brillant-cineaste-independant.html

(2) à noter qu'un hommage partiel aux trois derniers a été mis en ligne à l'occasion de leur disparition sur le blog creatures-imagination, voir le sommaire de celui-ci : http://creatures-imagination.blogspot.com/search/label/sommaire

(3) http://www.lemondedesavengers.fr/hors-serie/annees-1970/inspecteur-derrick


mercredi 1 septembre 2021

UN POLICIER TOTALEMENT VOUE A SA MISSION

 

L'Inspecteur Derrick a toujours l'esprit occupé par ses enquêtes, son désir de rétablir la justice prenant chez lui l'allure d'un véritable sacerdoce, en faisant presque une sorte de saint laïque, une figure que le Pape Jean-Paul II a voulu saluer au travers de son interprète, comme évoqué dans l'article sur Horst Tappert.

             Certains acteurs sont revenus à plusieurs occasions dans la série Inspecteur Derrick, quelques-uns dans plus de 20 épisodes, contribuant à lui conférer un de ses charmes, la présentation d’une galerie de personnages typés avec des interprètes récurrents au travers de différentes déclinaisons, incarnant des personnages différents d'une histoire à l'autre, présentant des visages que les spectateurs ont plaisir à retrouver régulièrement. Il existe néanmoins une exception assez notable.


Une vie sentimentale réduite

        L'actrice Marion Kracht qui était apparue dans trois épisodes entre 1986 et 1989 se voit à partir de 1994 attribuer un rôle récurrent, celui de la psychologue de la police Sophie Lauer. Le personnage sera ainsi à l'affiche de cinq épisodes, témoignant d'une certaine complicité avec l'Inspecteur Derrick. On sent quelquefois qu'il n'en faudrait pas beaucoup pour que la jeune femme devienne plus proche qu'une confidente, mais peut-être est-il prudent au vu de ses expériences précédentes.








Les affaires criminelles amènent l'Inspecteur Derrick à se rapprocher de la psychologue Sophie Lauer (Marion Kracht) au cours de plusieurs épisodes, comme dans Rencontre avec un meurtrier (photo du bas).

A la fin de l'épisode Le crime du Trans-Europe-ExpressStefan Derrick, comme ne peut s'empêcher de le relever son adjoint, s'entiche d'une femme d'un abord plutôt revêche œuvrant pour le contre-espionnage, Andrea (Alwy Becker), alors que rien ne semblait pourtant véritablement présager cette inclination - l'inspecteur lui demandait même peu de temps auparavant à quel camp elle appartenait en réalité et l'intéressée prenait mal cette suspicion. Dans la dernière scène se déroulant au café, après avoir sollicité qu'elle le raccompagne, il lui laisse comprendre, sans oser la regarder mais par une allusion manifeste, qu'il partirait volontiers avec elle durant deux semaines de vacances. Celle-là lui répond qu'elle est déjà dans une relation, ce qui déçoit manifestement beaucoup le policier puisqu'il déclare d'un ton désabusé "ça aurait été trop beau ; il n'y a que dans les films qu'on trouve des femmes seules telles que vous", mais l'intéressée ajoute curieusement qu'elle se rendra en Crête séparément un an plus tard en laissant entendre qu'ils pourraient alors s'y retrouver, et elle prend congé de lui en le gratifiant d'une douce bise sur la joue - une séquence qui demeurera sans postérité bien que l'actrice réapparaîtra dans quatre épisodes à l'occasion d'autres rôles.



Derrick et Andrea dans l'épisode Le Crime du Trans-Europe-Express et leur bref rapprochement dans l'épilogue (les deux photos du bas).

        On a vu au début de la série le policier embrasser une autre psychologue, Renate Konrad (Johanna von Koczian) avec laquelle il paraissait fiancé, mais cette relation n'a pas davantage perduré à l'écran. Il est vrai qu'il n'est pas rare de voir l'Inspecteur Derrick sollicité à tout moment comme dans Une affaire étrange, lorsqu'il doit interrompre subitement une étreinte amorcée avec Renate Konrad, ou qu'il est appelé en pleine nuit pour accomplir sa mission comme dans Choc dans lequel il doit quitter une soirée à l'opéra avec la même femme pour se porter sur une scène de crime, son collègue Schröder étant déjà accaparé par une autre enquêteAu début de l'épisode La mort du colibri, il est même d'une humeur exécrable car sa hiérarchie l'a appelé pour enquêter sur l'assassinat d'une jeune Extrême-orientale alors qu'il travaille depuis 48 heures, et on le voit peu après ingérer (sans eau, se trouvant au domicile de noceurs ne prisant que l'alcool) des cachets destinés manifestement à lui permettre d'endurer cette veille surhumaine.





Une relation plus concrète avec une autre psychologue, Renate Konrad (Johanna von Koczian), des moments d'intimité interrompus par les enquêtes comme dans Une Affaire étrange (en haut) et Choc (photo du bas). 

Dans Une Affaire étrange, l'inspecteur n'apprécie guère d'entendre rapporter par Renata que lorsqu'elle a demandé à un homme séduisant mais hautain s'il avait une petite amie, celui-ci l' « a prise assez brutalement », avant de laisser transparaître son soulagement lorsqu'elle ajoute que c'était « par la nuque ».

       Le scénariste sembla pourtant finalement accéder un temps à la demande du public qui désirait en masse qu'on gratifiât le policier d'une présence féminine, et le journal "Das Bild"  salua ainsi avec enthousiasme l'apparition en mars 1983 aux côtés de l'inspecteur quelque peu austère d'une nouvelle compagne ajoutant de la chaleur humaine à son personnage, Ariane (Margot Philipp épouse Medicus). Néanmoins, Derrick lui déclare dans l'épisode Jeu de mort que les contraintes et les responsabilités de son métier ne sont guère compatibles avec une vie privée et cette autre liaison demeurera également sans suite, le scénariste maintenant finalement sur le long terme l'image du policier solitaire. L'acteur s'est lui marié à trois reprises, ayant eu trois enfants de ses deux premières épouses, aujourd'hui tous décédés, avant de convoler en 1957 avec l'actrice Ursula Pistor avec laquelle il demeura tout le restant de sa vie. Il regrettait que l'un de ses fils, Garry, ne se rappelle à son souvenir que lorsqu'il avait besoin d'argent mais fut nonobstant très éprouvé par sa disparition précoce à l'âge de 52 ans. 




  Une autre liaison tangible et tout aussi ponctuelle avec Ariane (Margot Medicus).

Le travail, toujours le travail...

L'inspecteur Derrick arbore une mine du genre à dire "Ne me parle pas de la Saint-Valentin !..."

        Son adjoint n'est guère plus entouré, même s'il arrive parfois à Harry Klein d'éprouver un très fort penchant au cours d'une enquête, ce qui ne l'empêche pas de se laisser aller à adresser un clin d'oeil à une danseuse plutôt dévêtue dans un bar dans Quand les oiseaux ne chantent plus, mais cette inclination demeure toujours sans suite comme dans l'épisode Alerte ou plus tragiquement lorsque la jeune fille dont il s'était épris est assassinée à la fin d'Aventure au Pirée. Son interprète Fritz Wepper, qui a conçu une fille à l'occasion d'une relation extra-conjugale, était plus hardi puisqu'il révelera en août 2021 dans son autobiographie, "Ein ewiger Augenblick" avoir également entretenu à l'âge de 27 ans une liaison intime l'espace d'une année avec l'actrice Iris Berben alors âgée de 18 ans, apparue par la suite dans plusieurs épisodes d'Inspecteur Derrick, qu'il avait rencontrée sur le tournage de L'Homme à l'oeil de verre au générique duquel figurait aussi Horst Tappert, mais laquelle n'avait pas pour autant mené à une véritable relation sentimentale. 

Un épilogue douloureux pour Harry dans Aventure au Pirée.

Une tradition de détectives sans attaches

        L’inspecteur Derrick rejoint ainsi la liste des enquêteurs de l’écran si impliqués dans leur mission que celle-là ne semble pouvoir permettre un investissement dans une relation sentimentale, qu’ils y aspirent ou y renoncent, célibataires comme Nero Wolfe (William Conrad) dans L’homme à l’orchidée, Hercule Poirot et Jessica Fletcher souvent portés à l’écran, personnages créés par Agatha Christie qui a aussi imaginé Miss Marple, une veuve, le Commissaire Maigret, Cannon (à qui William Conrad prêtait déjà son visage) dont la femme et le fils ont péri dans une attaque terroriste d'après le pilote de la série, le maladroit et assez introverti Lionel Whitney de Timide et sans complexe joué par Jeff Goldblum ou encore le malchanceux Thomas Magnum incarné par Tom Selleck dans la série éponyme. 


Le héros éponyme de la série Magnum, le détective privé interprété par Tom Selleck, qui en dépit de son charme et de sa bienveillance peine à retenir les femmes, logé dans la demeure de l'insaisissable Robin Masters dont le régisseur est un autre célibataire, Higgins (à droite sur la photo), un personnage un peu guindé et caustique, ayant conservé de son service lors de la Guerre du Vietnam un fort penchant pour la discipline, qu'incarne John Hillerman, un acteur lui-même célibataire.


Si Higgins reste impregné de son temps passé sous l'uniforme à la différence de Magnum qui préfère oublier ces souvenirs traumatisants (on retrouve le même clivage dans le film Rambo (First Blood) entre l'ancien combattant joué par Sylvester Stallone qui demeure écorché vif et son antagoniste le shérif Teasle joué par Brian Dennehy qui a repris après le service une existence conventionnelle dans une Amérique désireuse d'oublier sa défaite douloureuse), il mène une vie paisible en se consacrant à l'horticulture. 

Au fur et à mesure que la cohabitation amène Higgins et Magnum à mieux se connaître, leurs rapports évoluent pour s'apparenter à une relation entre deux frères, le premier assumant le rôle de l'aîné un peu autoritaire, tandis que le mystérieux propriétaire de la demeure revêt le rôle symbolique du père absent. A la fin de la série, dans l'épisode A la recherche de Lily (Resolutions : Part 2), le régisseur soudain taquin prétend très provisoirement à Magnum être lui-même Robin Masters ; en vérité, l'acteur et réalisateur Orson Welles prêtait à l'occasion sa voix à l'homme énigmatique lorsqu'il communiquait par téléphone et il était prévu qu'il apparaisse finalement à l'écran, mais son décès en 1985 a empêché cette concrétisation.


William Conrad, également interprète du rôle-titre de Cannon, dans le rôle de Nero Wolfe joue aussi un détective aux petits soins pour les fleurs qu'il cultive dans sa verrière dans L'homme à l'orchidée (Nero Wolfe) entre deux élucidations d'enquêtes.

Autre détective célibataire, l'assez loufoque Lionel Whitney interprété par Jeff Goldblum (future vedette du remake de La Mouche (The Fly) par David Cronenberg), qui s'est associé à un partenaire pas très honnête pour fonder une agence de détectives privés dans Timide et sans complexe (Tenspeed and Brown Shoe), devait se marier dans le pilote mais il n'en est plus question dans la suite de la série.

L'insaisissable femme d'un autre célèbre inspecteur 

      Il existe parfois à l’inverse des couples qui effectuent des enquêtes solidairement, qu'il soit officiel dans L’amour du risque (Hart to Hartou informel comme dans Remington Steel et finalement régularisé dans Clair de lune (Moonlighting) qui tendait vers la comédie, évolution qui aurait été préjudiciable à l'intérêt du public, les relations plus ambigües entre les deux protagonistes, dont l'un interprété par Bruce Willis qui accédait ainsi à la notoriété, constituant le ressort principal de la série.

        Le cas de Columbo est plus singulier ; le célèbre détective joué par Peter Falk est marié, d’une fidélité pratiquement jamais prise en défaut (il n'est néanmoins pas toujours hermétique à certaines tentatives de séduction par des suspectes) et il évoque souvent son épouse à l'occasion de ses enquêtes. Cependant, à la manière de l'énigmatique Robin Masters de Magnum, celle-là n’apparaît jamais à l’écran, au point qu'on pourrait finir par douter de son existence et par se demander si l'allure brouillonne et même assez négligée de ce policier souvent pris de prime abord pour un clochard n'est pas due à sa condition un peu relâchée de célibataire ne se souciant guère de son apparence, ne s'inventant une épouse que pour des raisons rhétoriques utiles pour son enquête. Dans l'épisode Attention : le meurtre peut nuire à la santé (Caution : Murder can be hazardous for your health), le toiletteur pour chiens indique cependant au policier avoir reçu de son épouse l'instruction de s'occuper des griffes de leur compagnon.


L'incorruptible Lieutenant Columbo cède brièvement à la séduction d'une suspecte interprétée par Faye Dunaway dans l'épisode Le meurtre aux deux visages (It's all in the game).

    Un épisode semblait pourtant sur le point de la dévoiler, Eaux troubles (Troubled Waters) en 1975, car le policier y embarquait avec sa femme pour une croisière. Cependant, un meurtre commis à bord fait qu’en raison de sa profession, les aptitudes du policier sont bientôt sollicitées par le Commandant interprété par Patrick McNee (héros de la série Chapeau melon et bottes de cuir, John Steed, toujours secondé par une jolie femme mais qui semble lui aussi célibataire à l’instar de nombre de personnages secondaires un peu excentriques qui apparaissent dans la série britannique), de sorte que le voyage romantique cède aussitôt le pas à des investigations. Dans l’épilogue, le Commandant salue les passagers qui débarquent, mais, ultime pirouette du scénario, l’épouse se fait attendre et fausse ainsi une ultime fois compagnie au téléspectateur.


La curiosité du télespectateur au sujet de la femme de l'Inspecteur Columbo, souvent évoquée mais jamais vue à l'écran, ne paraît jamais si près d'être satisfaite que dans l'épisode Eaux troubles (Troubled Waters) à l'affiche duquel figurent nombre de visages connus, Robert Vaughn, Dean Stockwell, Peter Maloney (la première victime américaine dans The Thing de John Carpenter) et Patrick McNee, le célèbre John Steed de Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers). Ce dernier interprète le capitaine d'un navire de croisière. Lorsque l'épisode débute, Madame Columbo est déjà dans sa cabine, ce qui confirme qu'elle n'est pas une pure invention, mais elle demeure hors champ car un assassinat amène bientôt le Capitaine Gibbans à faire appel à la perspicacité du policier pour enquêter officieusement sur le crime. Le détective parviendra comme à l'ordinaire à démasquer le coupable, mais dans l'épilogue, alors que le Capitaine s'apprête à saluer tous ses passagers, l'Inspecteur Columbo s'apperçoit que son épouse n'est pas présente, demande à l'assistance si quelqu'un l'a vue et part la retrouver alors que le générique de fin débute, laissant délibèrement sur ce point le spectateur dans une forme relative de frustration.

        Lorsque la série reprend à la toute fin des années 1980, celle-ci semble être à nouveau sur le point de nous révéler la femme si évanescente, alors qu'une meurtrière interprétée par Helen Shaver (Tremors 2, séries télévisées Poltergeist et Au-delà du réel, l'Aventure continue) prévoit de l'assassiner dans l'épisode L'enterrement de Madame Columbo (Rest in peace, Mrs Columbo) et qu'on nous présente une photo comme étant la sienne dans la demeure supposée de l'Inspecteur, mais il s'avère dans l'épilogue qu'il ne s'agissait que d'une manigance du détective pour déjouer le plan criminel et confondre son instigatrice, même si le portrait n'est finalement pas sans lien familial avec le policier.

Madame Columbo à côté du célèbre lieutenant dans un cadre présentant des photos de famille, disposé sur le piano ? Il s'agit bien de Madame Columbo, mais non l'insaisissable femme du célèbre policier, mais sa belle-sœur, dans une mise en scène destinée à piéger l'instigatrice d'une vengeance impitoyable dans l'épisode L'enterrement de Madame Columbo.

        Le public américain aura finalement la possibilité de découvrir enfin la mystérieuse femme, puisqu’une série inspirée, Madame Columbo, mettra en scène l’épouse supposée entreprenant à l’imitation de son célèbre mari d’élucider à son tour des crimes perpétrés dans le voisinage, mais ce succédané fut loin d’obtenir le même succès populaire que l’original, même s’il proposait tardivement de mettre un visage sur ce personnage jusqu’alors si évanescent, celui de l’actrice Kate Mulgrew (qui deviendra notamment le Capitaine Kathryn Janeway dans la série Star Trek : Voyager), et les scénaristes décidèrent de l'émanciper en la faisant divorcer de l'Inspecteur puis en retirant toute référence au mari, retitrant finalement la série autour de son seul prénom, Kate the Detective, puis Kate loves a Mystery, sans devenir plus populaire pour autant. La vraie femme de l'interprète était, elle, réellement dans la série, puisqu'après avoir divorcé de sa première femme, Peter Falk a épousé l'actrice Shera Danese qui apparaît dans six épisodes de Columbo.





Ce n'est pas tant le désir de présenter enfin aux spectateurs l'épouse du fameux inspecteur Columbo qui a donné envie aux producteurs de la révéler à l'écran, mais le refus en 1978 de Peter Falk de reprendre durant quelque temps son fameux personnage qui a suscité chez eux l'idée d'exploiter son succès en présentant un succédané féminin y faisant référence par son nom de famille. Les créateurs de la série avaient souhaité que l'actrice Maureen Stapleton (qu'on peut voir notamment dans les films de science-fiction Cocoon et Cocoon, le retour) se voit confier le rôle, mais le producteur au titre de la NBC lui a préféré une interprète plus jeune et séduisante en choisissante Kate Mulgrew, qui a donné son vrai prénom au personnage. Ce prénom a fini par être imposé à égalité avec son patronyme avec le nouvel intitulé Kate Columbo, puis la filiation avec la série d'origine ne payant pas, le titre de la série devint Kate the Detective, puis Kate loves a Mystery, le personnage perdant officiellement son célèbre nom de famille en divorçant pour devenir Kate Callahan, élevant seule sa fille. Son ex-mari fut même finalement rebaptisé Philip, alors que dans l'épisode Question d'honneur (A matter of Honor), on peut apercevoir la carte professionnel du policier incarné par Peter Falk qui indique le prénom Frank, mais ces tergiversations ne profitèrent pas au programme dont le dernier épisode à l'issue de deux saisons ne fut même pas diffusé. Lorsque Peter Falk donna finalement des années plus tard son accord pour tourner de nouvelles saisons de Columbo, ses créateurs voulurent tirer un trait sur cette série dérivée (on parle aujourd'hui de "spin off"), d'autant que le personnage affirmait être opposé au divorce, qu'il aurait d'après la chronologie de la série principale pris femme lorsqu'elle n'avait que 13 ans ce qui n'aurait pas été légal, et ils auraient ainsi souhaité que pour son retour, l'Inspecteur Columbo se plaigne qu'une jeune fille prétendait être sa femme, qu'il aurait apprécié qu'elle lui ressemble, mais qu'elle avait juste usurpé son nom. 




Kate Mulgrew n'est pas restée dans les mémoires comme épouse réelle ou supposée de l'Inspecteur Columbo, mais elle a connu davantage de consécration en devenant le Capitaine Kathryn Janeway de la nouvelle série Star trek, Voyager, de 1995 à 2001 (en bas à côté de Ray Wise, vu dans Robocop et la série Twin Peaks), et son personnage fait une courte apparition sur grand écran dans le film Star Trek : Nemesis.

        Le scénariste d’Inspecteur Derrick a choisi non sans pertinence de se rattacher à cette tradition du policier solitaire, car non seulement cette optique évite toute digression qui détournerait de l’atmosphère souvent prenante des huis-clos psychologiques au centre des épisodes, mais les critiques superficielles qui raillent la lenteur de la série s’en seraient trouvées renforcées dans le cas d’intermèdes montrant l’Inspecteur dans des scènes quotidiennes, d’autant qu’il peut déjà compter sur l’écoute attentive de son adjoint pour faire part de ses doutes ou de ses scrupules relatifs à ses enquêtes le cas échéant.