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jeudi 5 décembre 2024

DISCUSSION AVEC LE FAN FRANCAIS NUMERO 1 - Deuxième partie

Fabrice présentant un DVD d'épisodes d'une autre de ses séries préférées, Brokenwood.

Dans la poursuite de l’entretien avec Fabrice Joël Françoise qui a chroniqué la série Inspecteur Derrick pour le site "The Avengers", sont notamment évoquées la place de la création d’Herbert Reinecker dans l’univers des séries télévisées policières ainsi que la représentation que le scénariste y donne des criminels.


les séries analogues

- Décèles-tu par rapport aux séries similaires comme Tatort, Un cas pour deux ou Le renard (cette dernière aussi produite par Helmut Ringelmann comme évoqué dans les articles "L'autre duo de Derrick") une spécificité de la réalisation, du montage, de la photographie comme tu l’as relevé ponctuellement à propos de l'épisode Le Chemin à travers bois ?

- À l’époque des premiers épisodes de Tatort ou de l’épisode Le chemin à travers bois, je pense que l’Allemagne visait un souci de réalisme dans ses séries, que ses fictions montrent une certaine réalité sociale, donc la réalisation façon documentaire, crue, en 16 mm, collait parfaitement. Mais concernant Un cas pour deux (lancée en 1981), étant donné que c’est une série d’action, moins réaliste, le rythme était plus soutenu et la réalisation plutôt impersonnelle. Cela dépend au final du ton de la série ainsi que de l’époque.

- Plus globalement, est-ce que tu distinguerais un style identifiable pour les séries policières allemandes par rapport aux équivalents français, anglais et américains – je pense notamment à certaines séries britanniques policières récentes très populaires en France comme Inspecteur Barnaby ou Inspecteur Frost ?

L'inspecteur Frost (le titre original de la série éponyme est un peu humoristique, A touch of Frost, "frost" signifiant "froid" en anglais). 

- La qualité de la distribution, pour commencer, comme il a été dit plus haut, est tout à fait notable, puis il y a quelque chose de plus brut dans les séries allemandes, en tout cas entre les années 70 et 90, de moins formaté, ce qui permet aux acteurs et aux personnages d’exister beaucoup plus que dans les séries plus récentes, lesquelles sont pour moi porteuses de clichés et recèlent nettement moins de profondeur.

- Que dirais-tu à quelqu’un qui prétendrait qu’Inspecteur Derrick n’est qu’une série policière allemande parmi toutes les autres précitées, qu’elle n’est pas réellement si singulière ? J’ai regardé nombre d’épisodes de Siska, une série initiée par Herbert Reinecker qui en a aussi écrit les quatre premières histoires, c’est un programme de qualité, mais sans doute en deçà d’Inspecteur Derrick, je ne me souviens guère réellement que d’un seul épisode.

- Inspecteur Derrick, c’est une série unique, parce qu’elle est très riche philosophiquement, qu’elle prend son temps avec ses personnages – ce que la plupart des séries américaines ne font quasiment jamais, même si on ne les voit pratiquement toujours que dans un seul épisode. On apprend des choses sur les êtres humains dans la série, on peut aller jusqu’à y trouver un reflet de ce que nous sommes si on est vraiment honnête avec soi-même. Quant à Siska dont j’apprécie les cinq premières saisons, elle s’apparente à Un cas pour deux, avec plus d’action, de violence, en quelque sorte plus "moderne" à la manière des premiers épisodes d’Inspecteur Derrick.

Peter Kremer (à droite) dans le rôle-titre de la série Siska, au côté du commissaire Jacob Hahne interprété par Werner Schnitzer, qui incarnait le frère du petit escroc évadé malgré lui dans le célèbre épisode Pricker de la série Inspecteur Derrick qui a été détaillé ici en juillet 2024.

- Pourrait-on dire que la série Maigret est plus sociologique et la série Inspecteur Derrick plus psychologique voire philosophique ? Et en ce cas, l'attribuerais-tu à une différence culturelle - on sait que le monde du travail germanique est traditionnellement moins porté sur la conflictualité, dont moins spontanément enclin à opposer les milieux sociaux pour dénoncer les inégalités ?

- Pour moi, Maigret – j’ai vu une grande partie des épisodes de la série avec Jean Richard – c’est une série surtout portée par son personnage éponyme, rassurant, qui connaît tout le monde, et surtout qui vit à Paris où règne une autre mentalité qu’à Munich. Maigret est une série moins universelle qu’Inspecteur Derrick.

Jean Richard, un des interprètes sur petit écran du Commissaire Maigret imaginé par le romancier Georges Simenon, qu'on caricaturait souvent au travers de sa phrase iconique  "Fais donc monter de la bière et des sandwichs" qu'on entendait déjà dans la bouche de Jean Gabin en tant que rôle-titre dans le film Maigret tend un piège réalisé en 1958 par Jean Delannoy - on peut d'ailleurs noter que Bruno Cremer, qui incarnera beaucoup plus tard le célèbre policier de fiction, y apparaît fugitivement dans le commissariat en tant que policier.

- Toi qui t’intéresses particulièrement au doublage et qui sait son importance pour la popularité d’une série, avec des voix fameuses comme celles de Michel Roux, Francis Lax, Jacques Balutin – ces deux derniers ayant beaucoup contribué au succès en France de Starsky et Hutch, sais-tu pourquoi il n’y en a guère qui aient participé à la série Inspecteur Derrick (on reconnaît surtout la voix de Serge Sauvion qui double le lieutenant Columbo dans la bouche du père de famille joué par Van Lyck dans l’épisode Une famille unie) ?

- Beaucoup de voix réputées ont participé à la série. Michel Gatineau, le premier comédien qui doublait Derrick était aussi la voix principale de Charles Ingalls dans La petite maison dans la prairie, on reconnaît de futures vedettes comme Pierre Laurent – le père de l’actrice prénommée Mélanie – qui a doublé beaucoup de jeunes hommes, Jean Roche (Hastings dans la série Hercule Poirot), Patrick Poivey (voix de Bruce Willis, Tom Cruise…), Francis Lax, Céline Montserrat (la voix de Julia Roberts), Inspecteur Derrick a aussi initié la carrière de William Coryn (la voix de Jackie Chan, aussi très actif sur le dessin animé South Park), etc.

Michel Gatineau prêta sa voix à l'Inspecteur Derrick incarné à l'écran par Horst Tappert pour la version française durant les 163 premiers épisodes de la série, jusqu'à sa disparition.

- Existe-t-il d'autres séries dans lesquelles les personnages propres à un épisode sont autant au premier plan – en dehors de Columbo, mais la place accordée dans celle-ci au meurtrier est nécessitée par la forme normative de l'enquête et la confrontation directe avec l'enquêteur qui suit dans un cadre parfaitement paramétré quels que soient les scénaristes qui succèdent les uns aux autres, les traits de sa personnalité ne sont principalement développés que parce qu’ils participent de l’affaire criminelle, éclairant le mobile, dévoilant un comportement significatif et ses motivations voire levant le voile sur les circonstances particulières des meurtres, là où les histoires de Reinecker s’attachent souvent à caractériser plusieurs membres de la famille pour explorer les relations interpersonnelles en tant que telles ?

- New York, section criminelle est connue pour la confrontation entre Goren, un genre de policier profiler, et les assassins souvent très intelligents.

- Pour approfondir la question, estimes-tu qu’il existe d'autres séries policières dans lesquelles l'enquête à proprement parler sert autant de prétexte pour dépeindre des situations familiales, professionnelles voire suggérer une réflexion à la manière d'un conte moral ?

- C’est souvent des séries aux épisodes à longue durée – une heure et demie – je pense à la géniale Brokenwood que je conseille vraiment, parce qu’elle aborde des sujets très sensibles (comme le viol) et d’actualité, et puis il y a de vrais personnages, écorchés vifs et avec un humour bien déjanté.

- En dehors de Columbo et parfois d’Inspecteur Derrick, y a-t-il d'autres séries dans lesquelles le coupable est connu du spectateur dès le début ?

- C’est devenu une mode de copier cela. C'est parfois le cas dans New York, section criminelle que j’ai déjà citée, et la série française Crimes parfaits a repris ce format, mais je n’ai jamais regardé cette dernière.

Un lot de DVD proposant un florilège d'épisodes de séries allemandes, Siska qui a succédé à Inspecteur Derrick, figurée juste en dessous, en haut à gauche Le Renard et en bas Tatort, qui se rapproche le plus de séries américaines récentes mettant l'accent sur l'enquête technique et la médecine légale, avec des épisodes se déroulant dans différentes villes allemandes ; les trois premières séries ont toutes été produite par Helmut Ringelmann - le lecteur intéressé peut prendre connaissance de sa carrière détaillée sur ce site dans l'article en deux parties "L'autre duo de Derrick", parues en septembre 2021 et février 2022.


La représentation des criminels

- Tu évoquais parmi tes centres d’intérêt pour la série Inspecteur Derrick l’attention qu’elle porte à la nature des criminels, à ce qui fait que quelqu’un passe à l’acte, comme l’assassin à priori insoupçonnable du Chemin à travers bois (nota : il a été le premier des épisodes détaillés sur le présent site en janvier 2023) ?

- Dans presque toute la série, il y a une réflexion sur la culpabilité, je pense que dans Inspecteur Derrick, la plupart des criminels ont une conscience, sont presque eux-mêmes les "victimes" de leurs pulsions de meurtre. Qu’est ce qui mène au meurtre ? Toute la série, je pense est une méditation là-dessus. Je crois que tout le monde peut tuer, plusieurs fois, la série Inspecteur Derrick rappelle que le meurtre est un acte universel, qu’il y a toujours et qu’il y aura toujours des meurtres.

- Perçois-tu une tendance générale du scénariste à présenter des personnages plutôt tranchés comme ses représentations de gangsters qui sont souvent fort patibulaires, ou bien au contraire à maintenir une certaine ambivalence chez ses protagonistes?

- À l’exception des épisodes centrés sur l’action, ou faisant apparaître des personnages tels que ceux incarnés par Dirk Galuba (sourire) et autres criminels vraiment très redoutables (dealers, proxénètes), il arrive parfois que les méchants ne le soient pas totalement, des épisodes traitent de la rédemption ou en tout cas d’une tentative…

Dirk Galuba, l'interprète par excellence des truands les plus antipathiques apparaissant de manière récurrente dans la série Inspecteur Derrick, ici en assassin marri de voir échouer son plan d'évasion dans l'épisode Pricker - examiné ici en juillet 2024.

- La série met en exergue un policier désireux de se montrer infaillible et très pénétré de sa mission face aux criminels dont les dérives sont dénoncées, au point que la série est généralement présentée comme excipant une vision moralisatrice de la société, plus affirmée que dans les programmes similaires, mais ce point de vue est peut-être à nuancer légèrement d’un épisode à l’autre. La question me semble intéressante étant donné que la totalité de la série a été imaginée par le même homme, un auteur de surcroît expérimenté. Selon toi, Fabrice, le scénariste Herbert Reinecker incline-t-il ainsi plutôt à dénoncer fermement les travers qui amènent à commettre l’irréparable ainsi que ceux qui cèdent à ces penchants, ou bien à essayer de comprendre les motifs des crimes voire parfois à les excuser partiellement, lorsque Derrick prononce quelques mots de compassion à l’égard du meurtrier ? On trouve parfois des épilogues dans lesquels Stefan Derrick apparaît presque étonnamment compassionnel, d’autres au contraire où il se montre d’une extrême sévérité avec le coupable alors que son mobile est pourtant compréhensible, et il me semble que les deux cas de figures peuvent se produire dans des situations analogues. Dirais-tu que son point de vue peut varier voire se contredire d’un épisode à l’autre, et en ce cas, peut-il exister, et sur quels critères, une ligne de partage entre criminels blâmables et ceux avec lesquels il serait possible à minima de sympathiser – une question qui cela dit peut aussi se poser pour les épisodes de Columbo avec les criminels que le lieutenant considère comme légitimement punis et ceux parfois qu’il arrête à regret ?

- Je pense à l’épisode La sixième allumette, le dénouement est bouleversant, Derrick et Klein soutiennent le meurtrier, le premier commande à l’adjoint de lui appeler un avocat, celui-là s’exécute et lui répond : « C’est rare d’éprouver de la compassion pour un assassin ». Cela prouve l’humanité de Derrick, qui comme je l’ai déjà écrit, est parfois déchiré intérieurement, ça le bousille, ça l’épuise.

La Sixième allumette (Das sechste Streichholz) : Irmgard Schneider (Sissi Höfferer) tend à ses camarades des allumettes dont la plus courte doit désigner celui qui sera chargé d'abattre le vendeur de drogue à l'origine de la mort de leur amie qu'il a froidement laisser mourir après l'avoir jetée sous un pont, une horreur telle qu'Harry Klein confesse dans l'épilogue éprouver de la sympathie pour le meurtrier Konrad Vollmer (Pierre Franckh), au milieu - à son côté, dans le rôle de Rolf Heckel, un autre acteur récurrent de la série, Jacques Breuer, disparu récemment le 5 septembre 2024 à l'âge de 67 ans.

L’Inspecteur a une morale et adore son travail. Il est impitoyable envers les assassins qui commettent des meurtres gratuitement – il en est presque à noyer le meurtrier dans Le bus de minuit et il s’en prend aussi physiquement à celui de La peur (nota : il le saisit violemment par le col comme s’il allait l’étrangler, manifestement animé d’une rage vengeresse), mais il sait que, par exemple, des êtres abusés par leur jeunesse, leur innocence, leur pureté d’âme, leur naïveté peuvent être spontanément poussés à commettre un crime.


Sous le coup de l'indignation, l'Inspecteur Derrick saisit violemment par le col Erich Holler (Hartmut Becker) à la fin du Bus de minuit (Mitternachtsbus) qui a tué une fille facile qui refusait d'avorter de sa progéniture, en haut, et le mari volage assassin de sa femme, le Docteur Hertel (Hans Dieter Zeidler) dans l'épilogue de La peur (Angst), s'affranchissant de sa réserve professionnelle comme cela n'arrive guère au Lieutenant Columbo, le policier munichois révélant ainsi une implication émotionnelle dans ses enquêtes qu'il ne parvient pas toujours à contenir.

La série est beaucoup plus complexe que Columbo, elle aborde le crime sous différents angles, il existe diverses sortes dassassins représentant autant de manières d’agir pour le policier. Derrick est un être humain dans toute sa dimension, il est parfois amené à faire des choix très difficiles et tente d’agir avant tout comme un policier, mais ce n’est pas toujours simple suivant les circonstances, comme il le dit lui-même dans l’épisode Dernier rendez-vous.

- En définitive, Reinecker pourrait-il être rangé dans la catégorie des moralistes, ou bien sa morale est-elle à géométrie variable et ne permet-elle pas de tirer de ligne claire quant à l’orientation de son œuvre ? Pour demeurer dans la continuité du questionnement, il me souvient que certains épisodes semblent condamner ceux qui se laissent aller à une vie dissolue, fragilisant la famille et laissant prise à tous les vices (alcoolisme, mauvaises fréquentations, chagrin causé aux proches..), tandis que d’autres paraissent condamner les tenants d’une morale présentée comme rigide (l’absence de soutien du frère de Pricker à l’encontre du parent s’étant éloigné du droit chemin dans l’épisode éponyme, le rejet de sa belle-fille potentielle par le père de famille qui apprend son passé de prostituée dans Soeur Hilde), pouvant même aller jusqu’à l’assassinat pour "mettre fin à l’égarement d’une âme".

- Oui la série est moralisatrice, je n’adhère pas toujours pleinement aux choix des personnages, parce qu’on a toujours tendance à espérer un happy-end, mais la vie ne suit pas nécessairement ce chemin, les évènements tournent rarement bien. D’un autre côté, la série s’amuse parfois de cette société qui n’accepte pas les êtres à part, ceux qui veulent vivre d’une autre façon dans un monde aux normes préétablies.

- On sait que dans sa jeunesse, le scénariste a été un propagandiste national-socialiste très convaincu, et il est dit qu’il a fini par porter un regard critique sur cet engagement. Dirais-tu, en conclusion de ce qui précède, que la vision globale de la série, au vu des épisodes que tu as visionnés plusieurs fois, tend plutôt à condamner ceux qui se laissent entraîner à faire le mal, ou bien laisse augurer d’une certaine possibilité de rédemption ? A-t-on raison selon toi de penser, notamment au vu de la tonalité souvent sombre des épisodes, que la lecture que donne Reinecker du genre humain est pessimiste, ou dans le détail, laisse-t-il espérer que celui-ci puisse être en mesure de s’amender ?

- Reinecker laisse peu de place à la rédemption, l’épisode le plus frappant est L’as de Karo, mettant en scène un clochard alcoolique engagé pour tuer une vieille dame, avec laquelle il finit par se lier. On découvre progressivement un être bien plus cultivé que le rustre qui nous était initialement présenté. Une vraie amitié se crée entre eux, et même lorsque la vieille dame découvre qu’il a tenté de l’abattre, elle lui pardonne, ce qui n’empêche naturellement pas le tireur d’être conduit en prison en raison de son acte. Reinecker est implacable, assez cruel, mais, encore une fois, plutôt lucide. Il fait rarement des concessions aux personnages qu’il dépeint, mais ceux-là sont finalement assez proches de la plupart des individus qu’on peut rencontrer dans la réalité.

Joachen Karo (Günther Maria Halner) est dans L'as de Karo (Karo As) un pitoyable ivrogne qu'un mari désireux de se débarrasser de sa riche épouse sans recourir au divorce afin de ne pas être privé de sa fortune (comme le chef de la police de l'épisode En toute amitié de la série Columbo) engage pour abattre sa femme, Agnes Demmler (Joanna Maria Gorvin). L'homme hésite, rate sa cible et soudain repentant, entre en contact sous un faux prétexte avec sa victime convalescente, échangeant notamment sur l'œuvre de Cervantés. Après avoir appris son implication, Madame Demmler décide finalement de lui maintenir sa sympathie et décide de lui rendre visite en prison.

- En résumé, penses-tu que Reinecker a une conception éthique définie de ses sujets ou bien que ses choix sont purement pragmatiques au gré de l’écriture ?

- Je pense que son humeur pouvait varier, car il existe des épisodes très légers voire pratiquement euphoriques comme De beaux jours. Il peut passer d’un ton léger ou sombre d’un épisode à l’autre.

- Est-ce qu’on pourrait faire une lecture quelque peu sartrienne de la série, en considérant que la vision de l’auteur tend à montrer que les personnages sont souvent prisonniers des circonstances de l’existence, mais qu’ils conservent cependant une marge minimale de liberté individuelle, qu’ils gardent toujours en dernier recours la possibilité de ne pas choisir de faire le mal, en quelque sorte, qu’ils ne sont pas totalement déterminés malgré une existence contrainte ?

- Oui, mais c’est rarement le cas. Les personnages de la série qui sont essentiellement motivés par l’argent, par exemple, tentent de s’extraire d’une existence souvent modeste, et cela se termine très mal.

- Peut-on dire, et notamment au regard du dernier épisode assez fataliste, que Reinecker, même s’il réaffirme souvent l’indispensable rôle de la justice, est en même temps très sceptique quant à la capacité des autorités de réprimer réellement le crime avec efficacité, qu’au fond, sa tâche de s’efforcer de rendre le monde moins inhumain est vouée à l’échec ? (*)

- Reinecker se sert de Derrick comme figure de l’autorité, c’est lui qui est chargé de trouver les assassins. Mais que se passe-t-il après, pendant et à l’issue de leur incarcération ? Nombre d’épisodes montrent la sortie de prison d’un escroc ou d’un assassin, il a effectué sa peine, a "payé sa dette envers la société", mais ses années de prison l’ont-elles changé, et en ce cas de quelle manière ? L’ancien détenu veut souvent se venger, ou on l’incite à le faire comme dans l’épisode Paix intérieure. Je pense que Derrick est persuadé que la justice fait son travail. Reinecker n’est pas sceptique quant à la capacité des institutions de réellement réprimer le crime, car comme Derrick le dit dans l’épisode L’heure du crime : « La loi et la justice, c’est tout ce qu’on a. Ce n’est pas parfait, mais sans cela nous vivrions dans un monde d’anarchie ».

Alex Lohmann (Martin Benrath) affirme dans l'épisode Paix intérieure (Lohmanns innerer Frieden) à l'Inspecteur Derrick qu'il ne désire pas se venger de celui à la place duquel il a passé quinze ans en prison pour meurtre mais, hébergé par sa sœur, sa belle-famille n'a de cesse de le remonter en lui disant qu'il ne peut laisser impuni le vrai coupable qui a gâché sa vie. Sa sœur Helene Reichel (Christine Ostermayer) finit par s'indigner du rôle délétère de ses proches qui s'acharnent à briser chez l'ex-détenu tout son processus de résilience, notamment son mari qui se dédouane de sa responsabilité alors que c'est lui qui l'a "poussé au crime" comme elle lui assène.



Lohmann a fini par convaincre l'Inspecteur Derrick qu'il était bien innocent du meurtre pour lequel il a été jugé et le policier se montre désireux de rouvrir l'enquête en sa faveur, mais l'ex-détenu entend obtenir justice d'une manière plus radicale, laquelle par une triste ironie lui vaudra de retourner en prison pour des années, cette fois pour avoir véritablement commis un crime. 

(*) Nota : alors que le ministère de l'intérieur venait d'enjoindre les citoyens à ne pas rester passifs lors d'une agression dans les transports en commun, on apprenait qu'un courageux jeune homme de 22 ans qui était intervenu pour arrêter une altercation dans un appartement a été mortellement frappé au thorax par une jeune fille de 17 ans, triste démenti des stéréotypes féministes dogmatiques selon lesquelles "les femmes sont toujours des victimes", qui démontre aussi que, quel que soit le cadre, on ne peut s'interposer contre des violences qu'à ses propres risques et périls (source :http://www.leparisien.fr/faits-divers/un-jeune-homme-tue-au-couteau-en-haute-saone-une-suspecte-de-17-ans-interpellee-25-11-2024-NYLLJ2LY4RFNPEB3PLVUZCNVFM.php

A SUIVRE


mardi 1 octobre 2024

DISCUSSION AVEC LE FAN FRANCAIS NUMERO 1 - Première partie

 

Fabrice devant la page du site "The Avengers" renvoyant vers les liens des différentes saisons d'Inspecteur Derrick dont il a détaillé les épisodes.

        Fabrice Joël Françoise a chroniqué en 2019 sur le site « Le monde des Avengers » la totalité des épisodes de la série Inspecteur Derrick (l’adresse est indiquée parmi les liens listés à droite), un travail posté peu avant la création du présent blog comme évoqué dans l’introduction de ce dernier, ce qui fait en quelque sorte chronologiquement de lui le "fan français numéro 1" de la série allemande. Un entretien avec ce grand amateur non seulement d’Inspecteur Derrick mais plus généralement des séries, est proposé ici aux lecteurs afin de croiser nos visions de ce programme singulier et pourtant souvent dénigré.

        Dans le début de cet entretien sont évoquées la passion de l’auteur pour la série allemande et ses interprètes, ainsi que la manière générale par laquelle la série a été reçue.


La découverte de la série

Bonjour Fabrice, peux-tu pour débuter cet entretien nous indiquer comment tu as été amené à visionner Inspecteur Derrick pour la première fois ?

- En fait, je connais cette série depuis mon enfance. Lorsque je n’allais pas à l’école, c’est-à-dire assez souvent en raison de problèmes de santé, je regardais les séries allemandes qui passaient sur la chaîne de télévision publique France 2 au début des années 1990, Derrick, donc, mais aussi Un cas pour deux, Le renard et d’autres encore, que j’aimais beaucoup, même si évidemment je ne comprenais pas tout à mon jeune âge. Elles me servaient en quelque sorte de baby-sitter (sourire).

- Qu’est ce qui t’a amené à chroniquer les épisodes sur le site «Le monde des Avengers » ?

- C’était en 2019, j’avais 28 ans. Je revoyais des épisodes d’Un cas pour deux sur You Tube, que j’aimais toujours et je me suis demandé si j’apprécierais à nouveau Derrick, donc je me suis mis à en revoir certains épisodes, toujours sur You Tube. Et cela m’a tant plu que ça m’a décidé à visionner toute la série dans l’ordre chronologique, même s’il n’y a pas d’inconvénient à regarder les épisodes dans le désordre, d’ailleurs une bonne partie a été diffusée dans un ordre différent de celui du tournage.

Le site du "monde des Avengers" sur lequel Fabrice a rendu compte de toutes les saisons de la série Inspecteur Derrick

- À propos, sais-tu s’il existe une raison pour laquelle en Allemagne même, les épisodes n’ont pas toujours été diffusés dans l’ordre de tournage, la série débutant par Le chemin à travers bois alors que Le bus de minuit avait été le premier terminé ? Était-ce pour des raisons dues aux aléas du montage pour ce qui concerne les premiers épisodes tournés, ceux-là ayant été jugés d’une durée trop longue par les responsables de la chaîne allemande ZDF qui finançait le programme, postulant qu’ils ne devaient pas dépasser une heure (la télévision française quant à elle les a systématiquement réduits à trois quarts d’heure) ?

- Je n’en sais rien, mais je pense par exemple que Le chemin à travers bois a été diffusé en premier, car il traite d’un tueur en série, ce qui est plus spectaculaire, sensationnel, que l’épisode Le bus de minuit qui ne dépeint qu’un simple meurtre. De plus, la réalisation du Chemin à travers bois et la bande-son (comportant un succès de l’époque) introduisaient d’une façon vraiment plus marquante la série. Parfois, des épisodes étaient diffusés deux ans après leur tournage, mais je pense que c’était toujours dans un souci de faire une forte audience avec des sujets plus porteurs.

Un assassin terrifiant (Wolfgang Kieling) dès le premier épisode, Le Chemin à travers bois, lequel est aussi le premier analysé sur le présent site (voir article de janvier 2023).

- Donc, à la suite de ce regain d’intérêt, tu t’es mis à songer que tu pourrais réaliser un compte-rendu des épisodes plus détaillé que ce qui était disponible sur la page de Wikipedia ?

- Je connaissais le site « Le monde des Avengers », j’appréciais leurs chroniques notamment sur Columbo et ils traitent des séries anciennes, je me suis ainsi dit qu’ils apprécieraient vraisemblablement une section sur Derrick. Le créateur m’a indiqué comment procéder, mais à ce moment-là, j’en étais à cent épisodes…

- Combien de temps cela t’a-t-il demandé pour revoir l’intégralité de la série ?

- Cinq mois. C’était assez épuisant, il fallait rédiger un minimum de quinze lignes, ce qui était parfois compliqué, car certains épisodes, comme dans toute série, sont moins marquants, évocateurs que d’autres. Donc, deux mois plus tard, je revoyais des épisodes afin d’en livrer la chronique la plus précise possible tout en continuant mon visionnage principal fondé sur l’ordre chronologique. Il y avait toujours un décalage.

Un coffret présentant les dix premières saisons de la série Inspecteur Derrick qui totalise 281 épisodes, autant d'histoires dont un certain nombre sont particulièrement mémorables.

- On pourrait être tenté d’ignorer sa réputation, mais Derrick est une série plutôt moquée, en tout cas en France, notamment du fait de son rythme jugé trop lent… Cela ne t’as pas empêché de publier tes chroniques sous ton vrai nom.

- Oui, le créateur du site m’avait proposé d’utiliser un pseudonyme. Mais je n’ai pour ce qui me concerne aucune honte à aimer Derrick. Je me moque de la réputation qui lui est faite, comme du prétendu âge avancé prêté à la plupart des fans. Comme je le dis dans mon texte d’introduction, je n’avais pas trente ans lorsque j’ai redécouvert et aimé la série, et que j’en ai chroniqué les épisodes. Lorsque je diffusais mes chroniques sur Facebook, on se moquait de moi, on m’a même insulté ; au début je répondais aux attaques, puis je les ai ignorées. Les détracteurs ne connaissent pas Derrick, tandis que j’ai revu plusieurs fois la quasi-totalité des épisodes (il n’y en a que deux non traduits que je n’ai pas visionnés) et je sais à quel point c’est une excellente série, d’une richesse psychologique inouïe, la plupart des protagonistes sont des personnes comme vous et moi, qui se trouvent soudain confrontées au crime. On pourrait aussi dire qu’elle agit comme « une madeleine de Proust », ce n’est pas faux. Mais encore dernièrement, j’ai revu certains épisodes et je ne m’en lasserai pas. Je l’aime toujours.

- Moi-même, lorsque j’ai découvert Inspecteur Derrick, j’avais la vingtaine. Je dois avouer que j’ai regardé par hasard un épisode dans un moment d’aboulie alors que je n’avais pas la force de faire grand-chose et, tombant au début de Une longue journée, j’ai tout de suite été pris par cette histoire rythmée et angoissante ainsi que par l’interprétation impressionnante et glaçante de Wilfried Baasner en chef des malfaiteurs. Cela m’a fort à propos changé ponctuellement les idées et donné envie de voir dès le lendemain d’autres épisodes après avoir cherché le nom de la série dans le programme de télévision. Je regardais systématiquement la série durant les vacances et j’ai commencé à mémoriser les noms des interprètes qui apparaissaient dans plusieurs épisodes à l’occasion de leurs différents rôles. Penses-tu, à l’instar de ceux qui clament que la série ne convient qu’aux neurasthéniques, qu’il faut être un peu déprimé ou désabusé pour apprécier pleinement l’intérêt de la série, laquelle porte un éclairage sans concession sur les relations humaines, avec parfois une tonalité qu’on pourrait presque qualifier d’existentialiste ?

- Non pas du tout, et je ne crois pas la série rende davantage dépressif. Tout un chacun peut, au hasard d’un épisode, se laisser emporter par le ton vraiment unique d’Inspecteur Derrick. Il est certain que ceux qui ont été amenés à développer une vision de l’existence qu’on pourrait qualifier de "lucide" peuvent ressentir davantage d’affinités avec les représentations sans concession de la société que met en scène la série conçue par Herbert Reinecker, mais il n’est heureusement pas nécessaire de se sentir déprimé ou désabusé comme tu l’évoques pour la regarder et pleinement l’apprécier. Certaines personnes trouvent même du réconfort à retrouver ce programme, et la série n’est pas toujours aussi sombre que l’image qu’elle traîne.


L’importance des acteurs

- Qu’as-tu plus particulièrement retenu de la série ?

- Je trouve que dès le premier épisode diffusé, Le chemin à travers bois que j’aime beaucoup en raison de son style très documentaire – filmé en caméra à l’épaule, image granuleuse, une approche très moderne pour l’époque (mais ce style sera délaissé pour la suite de la série), celui-là comporte aussi une description très juste, réaliste, du comportement humain. Dans cet épisode, des étudiantes sont violées et tuées, et un des professeurs concède de manière décomplexée son attirance pour ses élèves. Contre toute attente, ce n’est pas lui qui s’avère l’assassin, mais un de ses collègues paraissant au-dessus de tout soupçon. Il faut aussi relever une excellente bande-son.

Le Professeur Manger (Wolfgang Kieling), un personnage respecté au sein du lycée, en compagnie de la directrice et d'une étudiante, qui va s'avérer recéler une face beaucoup plus sombre.

J’ajoute que la série est magnifiquement interprétée : Horst Tappert est bien sur impérial et en complément, des acteurs comme Pierre Franckh, Wolfgang Müller, Ekkerhadt Belle, Ralf Schermuly, Gerd Baltus, Peter Kuiper ainsi que des actrices comme Lisa Kreuzer, Liane Hierschler, Helga Anders, sont complètement investis dans des rôles qui semblent écrits à leur intention.

Wolfgang Müller, Edwin Noel et Ekkerhadt Bell, trois acteurs récurrents et inspirés d'Inspecteur Derrick, même s'ils ont peut-être moins marqué la mémoire du spectateur que d'autres plus charismatiques ou davantage au premier plan d'un épisode, bien que le troisième incarne avec particulièrement de conviction un fils désireux de punir les assassins de son père qui a voulu monnayer à ses propriétaires une valise emplie de drogue dans Le prix de la mort (Ein tödlicher Preis) ou bien cambrioleur désireux d'élucider la mort solitaire d'une résidente d'un appartement dans Les indésirables (Geheimnis in Hochhaus), un épisode qui sera détaillé ultérieurement ici.

- Tu apprécies de revoir régulièrement un certain nombre d’ interprètes, mais n’as-tu jamais trouvé un peu embarrassant de les retrouver dans de nouveaux épisodes, alors qu'ils s'identifiaient à un rôle précédent au point qu'on pouvait croire leur personnage "réel" ? Je songe par exemple à Werner Kreindl qui passe du père absolument décidé à fournir un alibi à son fils meurtrier dans Le bus de minuit à la fonction d’un procureur résolu à faire condamner l’Inspecteur qu’une manigance vise à rendre responsable d’un apparent accident mortel de la route dans Piège pour Derrick ? J’avoue n’avoir pu m’empêcher de faire le rapprochement en dépit de la barbe qu’il arbore dans le second épisode.

- Cela peut être gênant si on regarde les épisodes à la suite, d’ailleurs que ce soit la chaîne ZDF ou même France 2 et France 3 qui diffusaient les épisodes dans le désordre du tournage, on pouvait retrouver un acteur dans un rôle différent dans l'épisode suivant – je pense à Bernd Herzprung qui joue un des amis de la victime dans Mort d’un musicien et puis un simple témoin en ouverture de La peur. Mais cela démontre aussi la polyvalence des acteurs et actrices qui pouvaient tout jouer.


En dépit de sa barbe et de ses lunettes dans un rôle de juge convaincu de la culpabilité de Derrick dont la voiture a mortellement renversé un cycliste dans l'épisode de la neuvième saison Piège pour Derrick (en haut), c'est bien le même acteur, Werner Kreindl, qui avait joué l'aubergiste mentant à la police pour tenter de faire disculper son fils meurtrier dans le second épisode diffusé, Le bus de minuit

- À ce propos, quels personnages de la série imaginés par le scénariste t’ont le plus marqué ?

- Je pense que si des personnages d’un film ou d’une série nous marquent et que l’on se reconnaît en eux, c’est qu’ils parviennent à nous toucher. Il en va ainsi pour ce qui me concerne de la victime de l’épisode Mort d’un fan, au travers de sa description très juste d’une admiratrice inconditionnelle d’une célébrité. Je me suis senti très proche d’elle, car je sais ce que c’est que d’être fan d’un ou d’une artiste même si je n’irais pas jusqu’à me livrer à de telles extrémités, à savoir aller me glisser dans le lit de l’idole. J’aime aussi le personnage incarné par Herbert Fleischmann dans La jeune fille en jean, incarnant un homme vivant une histoire d’amour avec une fille nettement plus jeune que lui : il confère à son personnage une dimension très touchante, dégageant de la sympathie. Je pourrais encore mentionner le personnage de jeune homme absolument désireux de retrouver les meurtriers de sa petite amie dans Enquête parallèle (nota : celui-ci est sauvé in extremis par l’intervention de Derrick alors qu’il s’était introduit dans l’antre des coupables prêts à le faire taire définitivement).


L'autostoppeur Martin Maurus (Thomas Schücke) est si empressé de retrouver les routiers qui ont violé et assassiné sa compagne dans Enquête parallèle qu'il n'hésite pas à doubler la police au grand dam de Derrick et au risque d'y perdre à son tour la vie.

- Est-ce que tu regardes plutôt les épisodes comme du bon théâtre, dont sont issus nombre des acteurs – je pense notamment à l’épisode Le sous-locataire que pour ma part je ne me lasse pas de revoir tel une bonne pièce, ou te focalises-tu avant tout sur un des personnages de l'histoire en te laissant toucher par sa situation ou sa détresse, voire en t’identifiant à l’un d’entre eux ?

- Ni l’un, ni l’autre. C’est vrai que la série a quelque chose de théâtral, d’ailleurs, le producteur disait que les acteurs qu’il engageait régulièrement représentaient une manière de « troupe » – une grande partie du casting d’ailleurs vient du théâtre – et que la plupart des épisodes sont des drames d’intérieur. Mais pour moi c’est une série télévisée anthologique, dont les seuls visages récurrents sont bien ceux des inspecteurs qui parfois apparaissent très peu. Je prise plus particulièrement certains épisodes en raison d’acteurs que j’aime revoir comme Pierre Franckh, Peter Kuiper qui est justement hilarant dans Le sous-locataire ou encore Wolfgang Müller.


Pièce de théâtre Das Lebenretter avec trois acteurs fréquemment vus dans Inspecteur Derrick, Klaus Schwarzkpof (assis) et à droite Ursula Lingen et Peter Fricke.

Trois autres acteurs coutumiers des scènes de théâtre, apparus plusieurs fois dans la série Inspecteur Derrick, de gauche à droite Wilfried Baasner, Susanne Uhlen et Wolf Roth, participant en 1987 à un jeu télévisé "Na siehste !".

- Les interprètes ponctuels confèrent une vraie épaisseur à leurs personnages successifs qu’ils doivent rendre parfaitement convaincants, car ce sont souvent eux qui se trouvent au premier plan d’un épisode, parfois plus encore que l’enquête policière elle-même, et c’est sur eux que repose l’intensité dramatique de l’histoire, même s’il semble que le public français les ait peu identifiés – et ce blog va tenter partiellement d’y remédier. Horst Tappert et Fritz Wepper qui incarnent les héros récurrents ont finalement une charge moindre, leur responsabilité étant de dire correctement leur texte relatif à l’enquête de manière à servir l’argument narratif de l’intrigue, le premier déplorait ainsi régulièrement de n’être finalement qu’un faire-valoir de l’histoire, et je suis moi-même enclin à penser qu’ils ne sont pas nécessairement l’élément déterminant de la réussite de la série. Il semble cependant qu’ils jouissent d’une popularité toute particulière bien que Reinecker n’ait probablement pas nécessairement cherché à en faire des vedettes. Estimes-tu pour ta part que le duo manifeste une qualité de jeu capable de marquer particulièrement les spectateurs au point qu’on les a finalement jugés indissociables de la série, contrairement à l’autre série célèbre produite par Helmut Ringelmann, Le renard (Der Alte) dont le rôle-titre a été au fil des saisons attribué à plusieurs interprètes ?

- Oui, même si l’identification est sans doute moins indissoluble par exemple qu’avec Peter Falk qui s’est totalement approprié le rôle-titre de Columbo, Horst Tappert, par sa présence à l’écran, sa grande taille et son regard, avait quelque chose de rassurant, puis il était vraiment excellent, toujours dynamique, jusque dans les derniers épisodes, alors qu’il était âgé de plus de 70 ans ! Mais est-ce qu’on aurait pu envisager de le remplacer, comme on l’a fait pour Le renard ou même pour Siska, la série qui a succédé à Inspecteur Derrick ? Je ne le pense pas, et cela n’aurait probablement pas fonctionné. On pourrait peut-être considérer que Fritz Wepper est moins indispensable, mais on est nonobstant habitué à voir le duo fonctionner ensemble, soudé presque à la manière d’un "couple". Je suis heureux que la série ait conservé le même interprète principal tout au long de ses 25 années.

- As-tu eu l’occasion de voir certains des acteurs de la série dans des longs-métrages, bien qu’ils aient surtout tourné pour la télévision, à commencer naturellement par Horst Tappert – dans l’article qui lui est consacré sur le présent site est évoquée sa participation à des longs métrages basés sur des œuvres du célèbre auteur anglais de romans policiers Edgar Wallace ?

- Pour le moment, je n’ai pas vu Horst Tappert dans des films, mais en revanche, j’ai reconnu Fritz Wepper dans Le dernier combatnota : il s’agit du premier film de Luc Besson avec Pierre Jolivet et Jean Bouise, une œuvre apocalyptique en noir et blanc présentée au Festival fantastique d’Avoriaz, voir l’article sur l’acteur – et j’aimerais le voir dans Cabaret. Il m’est arrivé par exemple d’apercevoir des visages familiers de la série en tant que petits rôles dans des films allemands ou même italiens, par exemple Raimund Harmstorf que l’on a vu dans deux épisodes, a eu une carrière internationale, il a joué notamment avec Bud Spencer dans la série Le professeur.

Fritz Wepper dans le rôle muet de l'antipathique Capitaine du Dernier combat.

- Tu regardes beaucoup de séries policières allemandes, un certain nombre d’acteurs ponctuels de la série Inspecteur Derrick, quand ils n’ont pas fini par tenir la vedette de leur propre série comme Henry Von Lyck (En quête de preuves) et Peter Kremer (Siska), sont apparus ponctuellement dans d’autres séries comme Le renard ou Un cas pour deux. Te souviens-tu d’en avoir vu interpréter dans ce cadre des personnages aussi marquants que ceux qu’ils ont incarnés dans Inspecteur Derrick ?

- J’adore vraiment les séries allemandes, mais d’après celles que j’ai vues – environ une vingtaine – aucune n’a donné autant de matière à des acteurs qu’Inspecteur Derrick. Le renard, bien sûr, a offert d’excellents rôles, mais j’ai remarqué que dans la plupart des séries comme Un cas pour deux, Le clown ou encore L’empreinte du crime, les acteurs remarqués dans la série conçue par Herbert Reinecker jouent le plus souvent des méchants assez stéréotypés. Je suis néanmoins toujours heureux de les retrouver à l’écran, quelle que soit la qualité du rôle.

Le duo d'Un cas pour deux.

- Que dirais-tu à quelqu’un estimant que si les interprètes ponctuels de Derrick – qui ont il est vrai souvent fait une partie importante de leur carrière sur les planches – étaient vraiment de grands acteurs de l’audiovisuel, ils auraient davantage tourné dans des films plutôt que pour des séries télévisées, réalisées dans de plus rapides délais et dans un cadre plus formaté, ce qui de plus leur aurait souvent conféré une plus grande notoriété que des apparitions ponctuelles sur le petit écran ?

- Ce que j’aime dans Inspecteur Derrick et plus globalement dans les séries allemandes, c’est qu’à l’inverse de pays comme la France ou les États-Unis où il a longtemps été considéré comme infamant pour des acteurs de théâtre ou de cinéma de travailler à la télévision, il ne semble pas y exister en Allemagne de frontière étanche. Bien sûr, lorsqu’un acteur de théâtre vient tourner dans un ou deux épisodes d’Inspecteur Derrick, lequel est vu par vingt millions de téléspectateurs, ça peut servir sa notoriété auprès du public.

Mais le problème est que comme Pierre Franckh, qui a joué dans 14 épisodes à ce que je crois me souvenir, ces apparitions peuvent les conduire à être estampillés en tant qu’"acteur de la série Inspecteur Derrick" et compromettre leur engagement pour d’autres rôles, mais ils savent aussi être polyvalents et une partie de la distribution de la série est aussi très active dans le domaine du doublage.

- Quels sont tes épisodes préférés ?

- Je pourrais en citer a beaucoup. Du sang dans les veines est pour moi au-dessus des autres. Une bonne partie des épisodes traitent du thème de la drogue dans la jeunesse, mais aucun n’est plus viscéral que celui-là. On y voit un jeune homme tenter de désintoxiquer une jeune femme toxicomane, la colocataire et amie de sa sœur morte d’une overdose. C’est vraiment déchirant : Manfred Zapatka et Verena Peter dans les rôles respectifs sont bouleversants. Et, fait rare, l’épisode se termine sur une lueur d’espoir. J’adore aussi Le mystère dont l’intrigue est vraiment machiavélique – ce site le détaillera prochainement, Une vieille histoire (un homme est accusé d’avoir perpétré un assassinat par le neveu du défunt (Mathieu Carrière), vers la fin de la guerre pour lui dérober ses bijoux) anticipe la série Cold Case avec un excellent Herbert Fleischmann, lequel est aussi présent dans le touchant La jeune fille en jeans précité, et j’adore aussi La sixième allumette avec sa bande de jeunes acteurs brillants. Pour ce qui est des derniers épisodes, je citerais Tuer ce que l’on aime qui évoque frontalement l’homosexualité, avec Gerd Anthoff, remarquable.

Rudolf Schenke (Manfred Zapatka) tente désespérément d'arracher à sa dépendance à la drogue Magda Mende (Verena Peter), prête à se prostituer pour ses doses, laquelle est la colocataire de sa sœur décédée d'une overdose.

- Existe-t-il à l’inverse des épisodes qui n’ont pas complètement répondu à tes attentes ?

- C’est le cas pour certains épisodes de la fin de la série, à commencer par Appartement 416 qui est excessivement "cul-cul la praline" (sic) et Béatrice et la mort qui est complètement déprimant, ainsi auparavant qu’Un plan diabolique que je trouve pour ma part extrêmement manichéen, avec le policier dont des criminels assoiffés de vengeance tendent de rendre responsable d’un assassinat le jeune fils qu’ils ont à cette fin entraîné dans le cambriolage d’une demeure

Derrick est embarrassé d'annoncer à son collègue Gerd Wobeck (Gert Günther Hoffmann) qu'à la suite d'une machination son fils est soupçonné de meurtre dans le bien nommé épisode Un plan diabolique (Die Verführung).

- As-tu apprécié l’épisode qui clôt la série, ou aurais-tu préféré une autre fin, voire un épilogue plus tragique – la dernière scène montre Derrick sortant de la réception donnée pour son départ en raison de sa nomination au siège d’Europol et prenant sobrement congé de son adjoint en s’enfonçant dans la nuit (dans la réalité, l’acteur Horst Tappert avait décidé de quitter la série pour réduire ses apparitions afin de débuter progressivement sa retraite au vu de son âge) ?

- J’ai trouvé cette conclusion trop sobre. Derrick annonce soudain qu’il est muté, on aurait aimé que la série nous en prévienne un ou deux épisodes plus tôt, là, c’est brutal. On vient quand même de passer 25 ans avec lui ! Les producteurs ont ramené une partie significative des visages familiers de la série comme pour un adieu au téléspectateur. Je n’aurais pas aimé qu’il se fasse tuer, ça n’aurait pas collé avec le ton de la série, mais j’aurais apprécié quelque chose de plus honnête, qu’il parte simplement à la retraite – comme le fera Leo Kress dans Le renard en 2007.


La réception de la série

- Comment expliques-tu le décalage entre l'image d'austérité formelle qui colle à Inspecteur Derrick et paradoxalement, l’apparition assez fréquente, même furtive, de nudité féminine au cours des épisodes ? Peut-on dire que le programme assume de s'adresser prioritairement à un public masculin (le producteur Roger Corman récemment disparu reconnaissait pour sa part faire souvent apparaître dans ses films des scènes avec des femmes déshabillées afin d'attirer des adolescents sensibles à ce genre d'image, bien que Reinecker ne vise pas particulièrement un jeune public) ?

- En fait, la série a surtout cette image de quasi-théâtre, de réalisation statique, de rythme lent et d’intrigues répétitives, je pense que la nudité fait partie du réalisme de la série – des intrigues se passent en boite de nuit – et qu’il y a, certes, une part de fantasme sur le corps féminin même s’il est vrai que les femmes en partie dénudées peuplent le monde de la prostitution. Et puis cet aspect plus débridé, voire quelque peu érotique même s’il demeure en arrière-plan, peut aussi servir à atténuer le côté anxiogène que peut présenter la série. Et tout ce qui peut attirer le téléspectateur est toujours utile.

- Comment comprendre que dans l'Allemagne conservatrice voire pudibonde (en dehors de la Bavière, le protestantisme est bien présent en Allemagne, souvent plus rigoureux encore que la morale catholique – sans oublier les Huguenots ayant quitté la France comme les ancêtres de l’acteur Mathieu Carrière), le public n'ait apparemment pas été choqué à ce sujet ?

- Comme tu l’as dit plus haut, le public de Derrick étant probablement majoritairement masculin, il apprécie toujours de voir des femmes dévêtues à l’écran. Je sais que la série est en partie regardée pour cela ! Elle a été tournée à une époque de libération sexuelle – au début des années 1970 – et l’Allemagne n’y a évidemment pas échappé – de plus, la chaîne ZDF qui programmait la série est clairement plus ouverte que des chaînes françaises qui demeurent réticentes à l’idée de montrer de la nudité en première partie de soirée

Un peu de nudité s'affiche déjà sur la couverture de ce roman d'Herbert Reinecker antérieur à sa série Inspecteur Derrick

Il faut vraiment une très bonne vue pour deviner le string minimaliste de cette accorte serveuse qui apparaît devant Hans Peter Hallwachs dans l'épisode Les indésirables. Cette vision n'est pas gratuite car elle indique l'atmosphère licencieuse d'établissements nocturnes dans laquelle se rencontrent des personnages interlopes, des criminels, néanmoins ce plan bref a été retranché de la version italienne. Dans l'épisode Quand les oiseaux ne chantent plus dans lequel il est question de prostitution, l'adjoint de Derrick lance même un clin d'œil complice à une danseuse en petite tenue du bar Mona Lisa !

- On affirme aussi que le public de la série était principalement constitué par le troisième âge – sur une période aussi prolongée, faut-il néanmoins en déduire que le public se renouvelait régulièrement ?

- Je pense que ce sont les petits enfants qui regardaient la série avec leurs mamies, qui sont maintenant grands-parents et permettent le renouvellement du public ! (rires) Il y a ce cliché, qui n’est peut-être pas totalement faux, selon lequel que la série était suivie en grande partie par des personnes âgées, mais elle a été vue par des spectateurs de tout âge – je peux en témoigner puisque je l’ai regardée dès mon enfance. Il y a ceux qui ont été fidèles du début à la fin, les gens qui l’ont prise en cours de route ou à la fin, et les nombreuses rediffusions qui ont permis un renouvellement du public.

- Sait-on si, notamment en Allemagne, la série était suivie et appréciée de la même façon par les différentes classes sociales, ou bien si son public se recrutait majoritairement dans une strate particulière, par exemple plutôt bourgeoise, celle qui prise classiquement une certaine retenue dans le divertissement comme le sociologue Bourdieu l’indiquait ?

- Je n’en sais absolument rien. Mais la série brassait tous les types de classes sociales, il faudrait regarder dans les archives des taux d’audiences de la chaîne s’il est possible de distinguer différents publics.

- On sait que le commissariat est un décor reproduisant au détail près celui de Munich, mais il semble que la plupart des autres scènes aient été tournées dans des lieux et demeures réels, à l’inverse des sitcoms et autres soap operas, et même des épisodes de Columbo qu’on dit tournés en grande partie en studio. Sais-tu s’il y a eu des difficultés de tournage en raison de l’absence de cloisons amovibles permettant une plus grande latitude pour le cadrage en studio que les murs fixes, voire pour ce qui concerne l’éclairage qui doit alors s’adapter aux lieux tels qu’ils se présentent ?

- Je pense qu’il a pu exister des difficultés de tournage surtout à cause du temps, de la neige, du froid, de la pluie dans certains épisodes, qui représentaient les réelles conditions climatiques du moment, mais étant donné qu’il y a très peu de scènes en extérieur, je ne pense pas qu’il y ait eu trop de soucis de manière générale.

Le bureau de l'Inspecteur Derrick

- As-tu relevé si certaines habitations ont pu servir de cadre récurrent pour le tournage de plusieurs épisodes, et si en ce cas, le chef décorateur a eu pour mission de les aménager de manière différente ?

- Oui certaines demeures reviennent parfois, mais c’est nettement plus le cas dans Columbo par exemple (nota : un certain nombre d'épisodes de la série américaine ont été tournés au sein du même studio redécoré d'une histoire à l'autre).

- On trouve parfois quelques ellipses qui proviennent vraisemblablement de versions raccourcies. L'exemple le plus patent est fourni par le premier épisode diffusé, Le Chemin à travers bois avec l’inspecteur Derrick qu’on voit soudain dans l’escalier de la maison dans laquelle se trouve seule la mère de l’assassin en train de coudre, alors qu’on ne nous montre absolument pas comment il est entré et que celle-là n’a pas l’air surprise de sa présence soudaine. On peut supposer que dans une scène précédente, désormais manquante, le policier se présentait au domicile, se faisait ouvrir par la mère, et demandait à voir la chambre de son fils au premier étage à la recherche d'indices éventuels (et peut-être y trouvait-il un nombre important de photos de ses étudiantes), puis redescendait l'escalier, s'adressant à la femme âgée qui avait repris son activité ordinaire - la séquence entière est absente de la version française comme indiqué dans l’article consacré à l’épisode, où on ne découvre ce personnage que dans le dénouement, participant du coup de théâtre qui confond le criminel. 

    Néanmoins, les histoires paraissent la plupart du temps cohérentes et soigneusement mises en scène. Plusieurs photos qui illustrent l’article consacré à Vacances à Madère montrent un éclairage ou un plan différant de ceux retenus au montage, comme celle sur laquelle la nièce de Bubach (Susanne Uhlen) désigne du doigt aux policiers sa maison depuis un emplacement différent de celui de la version finale. Sais-tu si le tournage des épisodes de Derrick a fait l’objet d’un soin tout particulier par rapport aux autres séries tournées de manière standard, en recourant à plusieurs prises comme au cinéma jusqu’à ce que le résultat soit jugé optimal – il est rapporté que le scénariste était particulièrement vigilant à la qualité de l’adaptation de ses histoires ?

- Je crois qu’un épisode d’Inspecteur Derrick était tourné en dix ou quinze jours, mais comme tout le monde était plutôt sérieux, je suppose qu’il y avait très peu de prises successives – en dehors de fous rires entre acteurs lors de moments plus décontractés. Une série télévisée se tourne souvent très vite, même si le scénariste tenait à son texte. Il ne fait pas oublier qu’il y avait des répétitions, ce qui permettait aux acteurs d’apprendre les dialogues par cœur et donc de faciliter le délai de tournage, ce qui est commun.

Photo montrant Horst Tappert et Fritz Wepper répétant leur texte peu avant le tournage d'une scène.

A SUIVRE