samedi 14 janvier 2023

UNE ENTRÉE EN MATIÈRE DIRECTE : LE CHEMIN À TRAVERS BOIS



Il y a deux ans a été créé le seul blog français principalement consacré à la série allemande Inspecteur Derrick, visant à pallier à son invisibilité sur les chaînes télévisées de manière à permettre d'en faire découvrir certains aspects à ceux qui ne la connaissent que peu et à en prolonger son univers pour ceux qui en ont déjà visionné tous les épisodes et qui pourraient trouver plaisir à s' y plonger de nouveau par ce biais, en complément du site des Avengers qui rend compte de la série notamment en en détaillant tous les épisodes (voir adresse dans les sites référencés à droite). Après l'introduction relative à la création du blog, il a été ici procédé à une présentation générale de la série, de la raison ayant mené à sa déprogrammation, de ses créateurs, de ses interprètes principaux en attendant une future série sur ses acteurs occasionnels les plus éminents, du caractère solitaire du personnage principal et du point de vue du spectateur relativement aux enquêtes au travers d'une comparaison avec la série américaine concurrente Columbo, précédant d'autres évocations croisées des deux programmes à venir. Il est temps à présent d'augurer une nouvelle série, qui va examiner plusieurs dizaines d'épisodes particulièrement marquants qui confèrent toute sa singularité à la création fameuse d'Herbert Reinecker, et que l'on va initier par le premier épisode qui fut proposé aux téléspectateurs. 

AVERTISSEMENT : En raison de l'évocation relativement détaillée de l'intrigue de ces épisodes plus particulièrement notables, mettant notamment au premier plan les enjeux dramatiques et la psychologie des personnages sans occulter le retournement final, il est conseillé au lecteur qui souhaiterait les visionner en ligne ou sous forme des DVD édités par la Société Elephant Films de ne prendre connaissance de l'article se rapportant à chacun d'entre eux que postérieurement s'il souhaite que ne lui soient pas dévoilés préalablement tous les ressorts de l'histoire. Naturellement, il lui sera possible de faire ensuite part de ses propres impressions en postant son commentaire sous l'article traitant de l'épisode.


    Le premier épisode de la série diffusé le 20 octobre 1974 en Allemagne, Le chemin à travers bois (Waldweg) introduit directement le spectateur dans l’univers d’Inspecteur Derrick sans fioritures, le prenant à témoin d’une situation banale qui bascule dans un crime horrifiant. On suit d’abord le retour d’une jeune étudiante depuis la ville, Ellen Theiss (Gabriele Lorenz), qui a la mauvaise surprise de découvrir son vélo hors d’usage. L’employé de la gare requiert le prêt de sa pompe au kiosquier qui s’apprête à fermer mais celui-ci ne désire pas l’aider, prétendant fallacieusement ne plus en disposer. Afin de raccourcir son trajet jusqu’au pensionnat, la jeune fille décide alors de traverser le bois plongé dans l’obscurité. La tension dramatique monte, car on la devine vulnérable et c’est à ce moment qu’un homme l’arrête. Celui-là n’est autre que l’un de ses professeurs, Rudolf Manger (Wolfgang Kieling), qui habite à proximité et propose pour sa sécurité de la raccompagner en faisant preuve d’une bienveillance réconfortante et paternelle. Se trouvant tout près de sa demeure, l’enseignant insiste pour offrir une boisson à son élève, mais l’angoisse ressurgit brusquement lorsqu’il ferme la porte à clé et que son visage doux se durcit soudain. Réalisant ce qu’il est en train de se passer, la mère du professeur se met à lui ordonner de lui ouvrir en tambourinant sur la porte, tandis qu’il fond sur la jeune fille terrorisée et l’étrangle dans une séquence éprouvante.

Un retour tardif en train.

Cheminant seule dans le bois, Ellen est rassurée lorsqu'elle réalise que l'homme qui marche non loin dans l'obscurité n'est autre que son sympathique professeur, Monsieur Manger, qui lui propose pour sa sécurité de la raccompagner.


Invitée à prendre un verre au domicile de Manger, la situation prend une tournure inquiétante lorsque l'enseignant ferme à clé la porte du salon.


La jeune fille incarnée par Gabriele Lorenz devient la première victime de la série lorsque Manger entreprend sauvagement de l'étrangler.

    Le visage consterné de l’Inspecteur Derrick penché sur le cadavre découvert près d’un ruisseau sous des arbustes est la première vision qui est proposée au téléspectateur du policier, sans un mot, sans une introduction, nous le découvrons d’emblée saisi dans le plus glaçant de son activité professionnelle, son personnage n’existant que pour nous révéler sa charge et ce qu’elle amène à dévoiler de la nature humaine. Nous n’apprenons officiellement son nom que lorsque son adjoint le présente auprès de possibles témoins ; ce dernier n’est pas davantage présenté.


Des policiers qui sont introduits auprès du spectateur au travers de leur réaction horrifiée face à un crime odieux.

    Un premier meurtre similaire s’étant produit six mois plus tôt au même endroit et dans les mêmes circonstances, l’Inspecteur Derrick est convaincu qu’il existe une forte probabilité que ces deux crimes paraissant incriminer un même auteur ne soient pas le fait d’un quelconque rôdeur, mais de quelqu’un habitant dans les environs, et peut-être même de très bien renseigné sur l’itinéraire des victimes. Le policier enquête donc au sein de l’internat et en découvre les secrets, notamment que derrière l’apparente rigueur exigée par la directrice et les robes sages des pensionnaires se cache une certaine licence morale, et que non seulement un des enseignants, Dackman (Herbert Bötticher), se montre très proche des jeunes filles lors de sorties extrascolaires comme à la piscine, mais on apprend même qu'il entretient très certainement des relations sexuelles avec certaines d’entre elles à peine majeures. Il revendique sans fausse pudeur cette absence d’inhibition concordant avec celle d’élèves dont ses collègues ont noté le caractère parfois déluré à la limite de la provocation, lui permettant de se disculper des assassinats en faisant valoir auprès de Derrick qu’il n’avait aucune raison de s’en prendre à elles étant donné qu’elles lui accordent tout ce qu’il peut en souhaiter (un argument qui sera aussi utilisé par l'impresario du chanteur suspecté de meurtre dans l'épisode Mort d'un fan).

Stefan Derrick et son adjoint s'enquièrent auprès de la directrice, le Dr Göbel (Hilde Weissner), du fonctionnement d'un établissement moins bien tenu qu'il le semble et acquièrent la certitude que le meurtrier se trouve parmi ses membres.

Derrick apprend qu'un seul enseignant, Dackman, était apparemment informé qu'Ellen avait quitté la pension pour aller au cinéma à Munich, voir "un navet avec Alain Delon", le jour où on l'a tuée.

Dackman ne se fixe aucune limite à sa proximité avec les lycéennes, mais se défend vigoureusement de toute velléité d'agression à leur encontre.

    Quelques indices mettent le policier sur la trace de Manger d’autant qu’il est intrigué par l’attitude de la mère qu'interprète Lina Carstens, laquelle paraît réticente à répondre à ses questions après avoir fustigé la légèreté du comportement des jeunes filles de la pension, et dont il pressent qu’elle garde un secret qui lui pèse.

Mme Manger se désole de la désinvolture des pensionnaires s'exposant parfois en tenue légère à la belle saison.

Lorsque l'inspecteur Derrick revient la voir sans la présence de son fils, celle-là se montre mutique - à noter que dans la version courte de l'épisode, le policier ne rencontre jamais la mère avant l'épilogue.

    Les faits sont sur le point de se reproduire. Bien que la meilleure amie d'Ellen, Inge Behrwald (Ingrid Cannonier), se sente coupable de la mort de son amie pour avoir couvert son absence, l’Inspecteur s’appliquant à la réconforter, elle n'en prévoit pas moins de passer elle aussi une journée en ville et de rentrer tard discrètement, grâce à une fenêtre laissée entrouverte. 

Manger assume sa fonction de professeur bienveillant auprès des pensionnaires bouleversées par l'assassinat de leur camarade.

Derrick essaie de rasséréner la meilleure amie d'Ellen qui se sent coupable de sa mort.

    Comme la fois précédente, un pneu de sa bicyclette rangée sur le côté de la gare a été crevé à dessein et le retour solitaire nocturne au travers du bois semble s’imposer lorsque Manger fait son apparition, apparemment secourable – lequel est aussi l’une des rares personnes qui connaissaient son projet. Il amène à nouveau la jeune file dans sa demeure et l’on pressent qu’elle va connaître à son tour un sort funeste, lorsque Manger, s'étonnant du silence de sa mère, ouvre la porte de la pièce voisine pour se trouver face à la mine sévère de l’Inspecteur.




La tragédie semble se reproduire à l'identique jusqu'à l'apparition soudaine de l'inspecteur principal ; l'auteur de traquenards a été piégé à son tour.

    Celui-là révèle alors au criminel qu’il a été piégé, que son adjoint l’a suivi en permanence pendant qu’il cheminait avec la jeune fille dans le bois, prêt à intervenir à tout moment en cas de nécessité, tandis que lui-même se rendait à sa maison, ordonnant à la mère de rester silencieuse, afin de pouvoir prendre sur le fait le coupable.

    Cet épisode initial est donc sans temps mort et riche en émotions, avec au début l’arrivée faussement rassurante de Rudolf Manger allant au-devant de son étudiante en péril, suivie de ce meurtre sauvage auquel nous sommes confrontés lorsqu’il révèle ses intentions et passe à l’action (séquence raccourcie de vingt secondes dans la version allemande pour ménager le spectateur – on verra dans l’hommage à Wilfried Baasner que certains politiciens comme Angela Merkel dénonçaient à l’époque une trop grande violence à la télévision allemande), puis le coup de théâtre final qui révèle le stratagème de Derrick qui a poussé au crime le tueur pour pouvoir le démasquer.

    Wolfgang Kieling compose un personnage marquant, passant du professeur ordinaire, plutôt sympathique, au violeur et assassin impitoyable. La manière dont lors de la première agression figurée à l’écran, alors qu’un ralenti le montre s’approchant de sa victime, les traits son visage se figent soudain pour en laisser transparaître toute la brutalité latente, évoque les films de loups-garous des années 1940 et 1950 dans lesquels un cadrage serré et l’utilisation d’effets de maquillage convoquaient la bête féroce en l’homme, comme en 1943 dans Frankenstein rencontre le Loup-Garou (Frankenstein Meets The Wolfman) dans lequel le célèbre maquilleur Jack Pierce faisait transparaître la nature lycanthropique du personnage incarné par Lon Chaney Jr par une utilisation adroite de la lumière et des contrastes que permettait la photographie noir et blanc révélant alternativement différentes couleurs de fond de teint, comme avant lui Wally Westmore en 1931 pour Frederic March dans le double rôle-titre de la première version parlante de Dr Jekyll and Mr Hyde. Cette transformation à vue de Manger s’accompagne d’ailleurs d’un morceau de musique très violent qu’il diffuse avec un très haut volume sonore sous le prétexte cynique de passer « une musique que vous adorez », dans le dessein de couvrir les cris de terreur de sa proie, celle-là semblant annoncer la scène de métamorphose du Loup-garou de Londres (American Werewolf in London) de 1981 dans laquelle le visage distordu du personnage principal renvoie à la violence du morceau de rock déchaîné l’accompagnant – même si concernant le long métrage d’épouvante, une utilisation d’une véritable musique de film aurait sans doute rendu la scène plus effrayante encore.




Manger affiche brusquement une expression effrayante.


Au temps du cinéma en noir et blanc, on utilisait des éclairages colorés pour révéler successivement des couches de maquillage superposées de différentes teintes de manière à faire ressortir des traits inquiétants comme dans la version de Dr Jekyll et Mister Hyde de 1931 (en haut) et dans Sh ! Octopus en 1937 (photos du dessous), un procédé dont ne bénéficient plus leurs successeurs qui doivent compter sur leur seule expressivité pour transcrire à l'écran le changement de personnalité de leur personnage.

    À travers la microsociété que représente le lycée pour jeunes filles, le scénariste Herbert Reinecker instaure dès le premier épisode proposé aux téléspectateurs (c’est en réalité Le bus de minuit qui fut tourné en premier) une réflexion sur le contexte sociétal de notre époque au travers du dualisme entre Dackman et Manger, mettant en évidence la tension qui se crée entre des jeunes files émancipées qui suscitent le désir et s’y adonnent et des hommes plus réservés endurant mal un refoulement des pulsions (l'assassin d'allure réservée prétend d’ailleurs aimer lui aussi la chanson très bruyante selon lui prisée de la jeunesse qu’il diffuse au moment de son crime), qu’engendrent les contradictions de la société moderne, situation qu’on retrouvera notamment dans un autre excellent épisode, Un objet de désir, sur lequel on aura naturellement l’occasion de revenir.

Une pension de jeunes filles dans laquelle ne règne la discipline qu'en apparence, dissimulant une expression irréfrénée du désir charnel - comme s'en désole aussi, en connaissance de cause, la mère de Rudolf Manger.

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