mercredi 24 mars 2021

UN SCANDALE OPPORTUN

Rattrapé par les zones d'ombre du passé de l'interprète du rôle-titre, les lumières s'éteignent autour de la série Inspecteur Derrick, une affaire que l'on se doit d'évoquer ici. 

                La série Derrick a soudainement cessé d'être diffusée en 2013, en France comme en Allemagne, suite à une polémique dont tous se souviennent. Cette décision brutale mettait une conclusion définitive à un long processus. Après avoir été retirée de la seconde chaîne pour être déplacée sur la troisième moins prestigieuse, cette dernière avait par la suite déjà tenté à plusieurs reprises de s'en débarrasser en modifiant l'horaire de diffusion du début d'après-midi, comme en la déplaçant à 9h45 du matin en janvier 2011, de même qu'en la déprogrammant régulièrement à diverses occasions telles que des compétitions de tennis ou la cérémonie organisée dans ce créneau horaire par la télévision publique pour le retour des deux reporters Ghesquière et Taponier qui avaient été détenus par des islamistes, mais le public était resté fidèle, exigeant son retour. Derrick était outrancièrement assimilé aux publicités pour les personnes très âgées qui étaient diffusées juste avant la série, en faisant "l’icône des hospices". On tournait en dérision les supposés vieux imperméables de l'inspecteur alors que ses costumes n'étaient pas sans élégance tandis que celui froissé de l'inspecteur Columbo est considéré avec attendrissement, et les mêmes qui fustigeaient la lenteur du rythme des épisodes ne trouvaient rien à dire à celui comparable de ceux de la série Maigret avec Bruno Cremer, lesquels, comme ceux de Columbo, durent pourtant plus longtemps. C'est peu dire que l'exhumation d'un passé lointain a été vécue comme une aubaine pour des programmateurs cherchant à se débarrasser définitivement du flegmatique mais coriace Teuton, qui n'était pas épargné par des relents fleurant une certaine germanophobie.

La vulgate réduisait systématiquement le public d'Inspecteur Derrick à des spectateurs âgés, voire grabataires pour ironiser sur l'ennui prêté à la série censée n'être visionnée que par des personnes passives voire endormies devant leur poste ; la presse avait notamment mis en évidence Josette qui, à 81 ans, regrettait qu'on la prive de sa série préférée, mais elle était loin d'être un cas isolé. 

        On a attendu la disparition de l'interprète principal pour le vouer aux gémonies et entraîner le discrédit sur l'ensemble de la série, alors qu'il n'était plus là pour répondre aux accusations. Dans son autobiographie, l'acteur Horst Tappert n'avait cependant pas nié avoir servi sous le Troisième Reich même s'il avait prétendu avoir été simplement ambulancier et il avait ajouté n'avoir jamais adhéré à l'idéologie nazie, avant que les informations que recelaient les archives apportent un nouvel éclairage sur cette période. Ces sources ont finalement indiqué qu’il avait été affecté en 1943 à un régiment de chars de la SS, avec le niveau le plus bas dans l’infanterie. Blessé au bras et dans le dos lors de combats en Ukraine, il aurait été rapidement évacué et transféré en Pologne puis en Autriche. Selon les recherches d’historiens, l'unité de S.S. à laquelle il appartenait ne participait plus à l'époque à des crimes effroyables mais avait alors la tâche d'assurer la défense arrière. Son cas n’est pas sans rappeler celui du Cardinal Ratzinger devenu le Pape Benoît XVI, qui intégra contre son gré les Jeunesses hitlériennes, même s'il parvint à éviter d'être versé dans la SS en invoquant sa vocation religieuse, ce qui ne l'empêcha pas d'être affecté à défaut dans l'armée régulière. Les procureurs de la dernière heure n'ont jamais apporté la preuve que Tappert avait endossé volontairement le sinistre uniforme. Hitler avait besoin du concours de l'armée régulière, la Wehrmacht, pour ses projets bellicistes, de sorte qu'il n'a pas hésité pour endiguer son mécontentement à faire assassiner tous les responsables de sa propre organisation armée, la SA, qu'elle percevait comme sa rivale, par sa troupe d'élite, la SS ; par la suite, cependant, il placera la Wehrmacht sous la direction de cette dernière et elle-même s'avérera avoir pris sa part des crimes. Il fera croître l'organisation paramilitaire nazie en y enrôlant, parfois sous la contrainte, de jeunes effectifs, et son chef suprême Himmler n'aura aucune hésitation à abaisser avec le plein assentiment du Führer l'âge des recrutements pour remplacer les 3 millions d'Allemands déjà morts sur le front de l'Est afin de poursuivre leur projet impérialiste démentiel jusqu'à l'ultime limite au risque de sacrifier avec cynisme la nouvelle génération dont ils prétendaient éclairer l'avenir, servant de chair à canon alors que depuis l'hiver 1942, les régiments étaient décimés sur le front soviétique selon les ordres d'un dirigeant de plus en plus coupé de la réalité.

On a attendu des années après l'enterrement d'Horst Tappert (au milieu, sa veuve, l'actrice Ursula Pistor et ses deux enfants survivants - à l'époque) pour dresser un réquisitoire assez sommaire.

        Il faut se rappeler que ceux qui ont refusé de se conformer à cette mobilisation ont soit fuit l'Allemagne comme le futur Chancelier Willy Brandt, soit ont payé de leur vie leur opposition, comme les 100 000 résistants allemands exécutés – sans parler d'opposants potentiels et jusqu'à des membres du Parti nazi massacrés sans sommation avec les dirigeants SA à la demande d’Hitler lors de la Nuit des Longs Couteaux pour écrémer ses  troupes, comme Staline le fera de manière répétée dans son propre camp. Un médecin militaire allemand qui avait protesté contre la torture d'un prisonnier avait à son tour été supplicié et finalement abattu sous les yeux de celui dont il désapprouvait le mauvais traitement. Sur le front opposé, les soldats soviétiques qui n’avançaient pas vers l’ennemi étaient immédiatement abattus d’une balle dans la nuque par leur officier sur ordre de Staline, et il n'en allait pas véritablement autrement même dans l'armée française. Alors qu’on répète à l‘envi que le Führer était un être impitoyable, il faut tout de même bien avoir à l'esprit à titre de comparaison, alors qu'on vient de commémorer la fin de la Première guerre mondiale, que dans une démocratie comme l'était pourtant la Troisième République, on a été jusqu'à fusiller sans jugement des appelés pour l'exemple, à seule fin d'exercer une pression sur les troupes, comme illustré dans le fameux film Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, longtemps interdit en France, auquel a contribué Helmut Ringelmann, futur producteur d'Inspecteur Derrick. Dans ces conditions, il aurait été bien difficile que l'Allemagne d'après-guerre ne fonctionne qu'avec des personnes indemnes de toute participation, y compris contrainte, au régime déchu.

Horst Tappert à l'âge de 19 ans, alors versé dans un régiment de SS au moment où l'Allemagne nazie commençait son lent effondrement sous la poussée des forces armées soviétiques.

Bien qu'Horst Tappert ait minimisé sa participation à la Seconde Guerre mondiale dans son autobiographie, le journaliste Olivier Barrot qui, dans son émission "1 livre, 1 jour" rendant compte en 1999 de la sortie de ses mémoires, s'honorait que la Troisième Chaîne ait popularisé le personnage du policier allemand auprès du public français, n'y présentait pas moins l'acteur dont il faisait l'éloge comme "ayant combattu sur le Front de l'Est", ce qui relativise quelque peu la portée de la révélation ayant suscité une indignation unanime.

        Cet ostracisme à l'égard d'Horst Tappert, dont la mémoire est unanimement mise à mal, tranche avec la bienveillance affichée, par exemple, pour le militant politique italien et écrivain de polars Cesare Battisti, un temps réfugié en France, qui a été à plusieurs reprises condamné pour complicité dans quatre assassinats, action dont a également résulté la tétraplégie d'un enfant. De la même façon, qui oserait demander qu'on ne diffuse plus le film Capricorn One parce qu'un des principaux acteurs, O.J. Simpson, a été condamné pour un double meurtre, ou bien La folie des Grandeurs, parce qu'Yves Montand soutint, même après l'invasion de la Hongrie, l'Union soviétique. On vient aussi, malgré le démenti de son fils, de révéler que l'interprète de Solaris de Tarkovski, Donatian Banionis, également décédé, aurait été un agent du KGB, ce qui est infamant quand on sait qu'une simple dénonciation en URSS pouvait y signifier la mort au Goulag. Le metteur en scène lui-même, Andrei Tarkovski, corrigeait parfois sa fille à coups de laisse de chien et pour son film Andrei Roublev a fait précipiter dans un escalier un cheval certes promis à l'abattoir avant de lui faire percer le flanc par une lance... La liste de personnalités à bannir pourrait être longue : faudrait-il renoncer aux contes d'Andersen, qui a laissé mourir de faim sa cousine alors qu'il commençait à connaître le succès, aux films produits par Edison qui a torturé chats et chiens pour ses expériences sur l'électricité, à ceux avec l'acteur Klaus Kinski qui s'est durant le tournage de Creature vanté auprès du réalisateur William Malone d'avoir violé ses deux filles ? La liste peut être infinie, on se souvient du scandale sexuel concernant l'acteur Kevin Spacey, la sœur de Natalie Wood a révélé récemment qu'à l'âge de 16 ans et sous la pression de sa mère qui estimait que cela serait profitable à sa carrière, l'actrice avait concédé à contrecœur à une relation intime avec Kirk Douglas, Charlie Sheen a été accusé d'avoir abusé les acteurs Corey Haim et Corey Feldman encore tout jeunes, des accusations similaires ont été portées à l'encontre de l'acteur Jeffrey Jones, on se rappelle aussi du procès initié contre le chanteur Michael Jackson et de l'affaire Polanski. On peut comprendre à l'aune des révélations récentes le malaise qu'il y a dorénavant à regarder Kirk Douglas sur un écran, mais vouloir le censurer amènerait à bannir des œuvres aussi marquantes que 20.000 Lieues sous les mers, Ulysse, Spartacus, Les Sentiers de la  gloire, Les Vikings ou encore Saturn 3. L'acteur Rip Torn a été accusé de violences sous l'emprise de l'alcool, notamment d'avoir frappé avec un marteau la tête du réalisateur Norman Mailer sur le film Maidstone, Winona Ryder a été arrêtée pour cleptomanie, on pourrait sans aucun doute multiplier les exemples de conduites fort peu recommandables parmi les célébrités si on s'intéressait plus avant à la question. Sujet problématique, d'autant que les épurateurs ne se contentent pas des faits condamnables dont ont pu se rendre coupables des artistes, mais étendent leur entreprise de redressement jusqu'aux pensées dorénavant jugées non conformes, même exprimées dans un cadre purement privé, annonçant l'emprise croissante de surveillance des opinions puisqu'à présent, il devient possible d'entamer des poursuites à l'encontre de propos tenus à son domicile devant des proches. Certains ont dans cette optique fait le procès idéologique du grand écrivain américain Howard Phillips Lovecraft en déclarant son portrait indésirable comme icône dans les cérémonies du World Fantasy Award mettant à l'honneur le Fantastique pour non conformité avec l'idéologie moderne prônant le métissage, devenue désormais la norme dans les médias. 

Le prix décerné sous forme de buste à l'effigie de l'écrivain renommé Howard Phillips Lovecraft banni depuis 2016 par les organisateurs qui l'ont déclaré persona non grata.

      Il apparaît nécessaire de se défier de l'idolâtrie, de distinguer les représentations de leurs interprètes, les œuvres de leurs auteurs, lesquels peuvent comporter une part d'ombre, même si on les voudrait admirables voire exemplaires, d'autant que bien des faits ne sont révélés que rétrospectivement. Arte a bien diffusé l'opéra Carmina Burana signé par un compositeur proche du 3ème Reich, Carl Orff, interprété par un orchestre chinois, sans susciter de psychodrame médiatique, de la même manière que le grand compositeur Richard Wagner fut joué récemment en Israël en dépit de son antisémitisme notoire - à noter que le premier est curieusement moins stigmatisé que le second qui, ayant vécu au XIXème Siècle, ne peut être rendu comptable du nazisme même si ses dirigeants ont mis particulièrement à l'honneur son œuvre.

Horst Tappert endosse de nouveau un uniforme, cette fois à l'écran.

            De surcroît, Horst Tappert ne fut que l'interprète, parfois récalcitrant, de la série, lequel aurait souhaité plus d'action et "moins de philosophie", et la censure prive aussi le spectateur de la prestation de centaines d'autres acteurs brillants, parfois au premier plan dans l'épisode. Il faut dire que le personnage de l'Inspecteur Derrick n'est parfois qu'un prétexte, un alibi policier, pour exposer des situations, interprétées souvent avec brio par des acteurs aguerris, touchant à des schémas fondamentaux. C'est en fait au travers de la personne du scénariste Herbert Reinecker, que sa fille considère comme un père trop absorbé par son œuvre pour avoir été suffisamment présent, que les censeurs auraient pu trouver des accointances passées, et connues de tous, avec l'hitlérisme, son patriotisme ayant dans l'enthousiasme de la jeunesse été dévoyé par le régime. A l'âge de vingt ans, il était rédacteur d'un mensuel berlinois diffusant l'idéologie national-socialiste auprès de la jeunesse et il alla jusqu'à glorifier dans une pièce de théâtre l'avancée des troupes SS en Russie, qui représentait une guerre d’agression confinant à l'extermination. Comme un autre écrivain allemand célèbre, Ernst Jünger, le jeune homme est exalté par la geste héroïque qui s'exprime dans la guerre. En 1934, il coécrit Jugend in Waffen ! qui dépeint non sans emphase l'enthousiasme de la mobilisation de la jeune génération en Italie, Allemagne, France, Angleterre ou encore Russie stalinienne, se préparant déjà au terrible conflit qui va l'emporter. Son roman historique de 1939 L'homme au violon (Der Mann mit der Geige) rencontre un grand succès, lui vaut l'appui du ministre de la propagande Goebbels et est adapté au cinéma en 1942 sous le titre The Rainer Case (Der Fall Rainer). Il écrit en 1942 la populaire pièce de théâtre "Le village près d'Odessa" sur l'installation de civils allemands à l'Est. Il apporte durant dix ans sa contribution à la propagande et est affecté comme correspondant de guerre dans la douzième division de la jeunesse hitlérienne, laquelle se distingue tristement en Normandie par des exécutions de civils et de prisonniers canadiens. Pris par l'engrenage de la guerre, le jeune homme ne réalise pas alors, comme il le concédera par la suite, à quel point son pays s'est enferré dans une spirale effroyable. Il demeurera convaincu de la justesse de l'impérialisme nazi jusqu'à la défaite, se réfugiant provisoirement en Autriche après avoir une dernière fois livré une contribution à la glorification du régime. Ce processus de déshumanisation à l'œuvre lors des conflits n'épargne aucun camp, qu'on se souvienne des bombardements sans soucis des civils de l'aviation alliée en Normandie, à Dresde qu'évoque Kurt Vonnegut dans Abattoir 5 (Slaughterhouse V) adapté au cinéma, du largage de deux bombes atomiques au Japon ou de la politique systématique de viol de femmes allemandes sur ordre des supérieurs par les troupes soviétiques après le suicide du Führer dans son bunker de Berlin même si leurs ennemis les avaient précédés en ce domaine - le célèbre procès des dirigeants nazis capturés qui se tint à Nuremberg portait presque moins à l'origine sur la barbarie exercée lors de la guerre, dans laquelle toutes les forces en présence avaient plus ou moins été impliquées (on savait déjà à l'époque que les Soviétiques avaient attribué aux Nazis leurs crimes commis à Katyn), que sur la responsabilité d'avoir entraîné le monde dans un conflit qui avait engendré tout le reste. Cette fascination pour l'héroïsme, totalement dévoyé lorsqu'il amène ses supérieurs à fusiller des hommes désarmés, l'amenant à glorifier la guerre, hantera définitivement Reinecker, son sommeil étant de son propre aveu toujours plus troublé au fil des années par le souvenir de ces années terribles. Pressenti par des nostalgiques de la SS pour écrire une manière de réhabilitation des anciens combattants nazis, il ne s'associera pas à l'entreprise. Au contraire, il contribuera à l'écriture du scénario du film L'Amiral Canaris (Canaris) réalisé en 1954 par Alfred Weidenmann, consacré à un célèbre militaire qui s'associera à Claus Von Stauffenberg pour le projet d'assassiner Adolf Hitler afin de mettre un terme à sa furie guerrière, manière de reconnaître tardivement de quel côté se trouvait finalement la véritable légitimité durant cette période, participant à la réflexion du peuple allemand sur la manière dont on l'avait dévoyé et auquel Herbert Reinecker avait alors contribué en se laissant embrigader du mauvais côté.

Herbert Reinecker, second à droite, membre convaincu de la SS et correspondant de guerre de la 12ème compagnie des Jeunesses hitlériennes qui se sont tristement illustrées en Normandie en 1944.

Poster du film L'Amiral Canaris, une manière de mea culpa d'Herbert Reinecker.

    On peut rappeler au sujet des scénaristes que celle qui adapta l'histoire de son roman pour donner naissance au classique du cinéma MetropolisThea Von Harbou, alors épouse du réalisateur Friz Lang, devint ensuite membre du parti nazi et demeura jusqu'à la fin de sa vie une admiratrice inconditionnelle d'Adolf Hitler. Personne n'a eu pour l'instant l'idée saugrenue de mettre à l'index ce monument du 7ème art, comme on l'a fait avec la série Inspecteur Derrick, les deux œuvres n'ayant pas de rapport direct avec le nazisme, de même d'ailleurs que Les Aventures fantastiques du Baron Münchhausen (Münchhausen), un film de pur divertissement que mit en scène en 1942 Josef Von Baky à la demande du ministre de la propagande Goebbels. Le film Metropolis est sans doute protégé par son statut de classique du cinéma, on est sans doute moins conciliant avec une série qu'on a voulue depuis longtemps ringardiser, de manière très injuste puisqu'on ne traite pas avec la même condescendance les séries policières allemandes homologues comme Tatort, Le Renard ou Un cas pour deux, en estimant au vu de l'opprobre qu'elle ne valait pas la peine d'être défendue, une assertion que le présent site s'attache à démentir.

Fritz Lang et sa femme Thea Von Harbou, future nazie, au travail dans leur appartement.

    Dans l'absolu, on préférerait naturellement que le scénariste de Derrick ait appartenu au camp de ceux qui désapprouvaient le régime nazi plutôt que parmi ceux qui glorifiaient les troupes dont il s'avéra qu'elles étaient amenées à perpétrer des actes effroyables, mais il n'est pas douteux que si celui-là s'était rangé au nombre des opposants les plus résolus au IIIème Reich au lieu de se laisser égarer par la propagande et d'en prendre sa part, il n'aurait plus été là après-guerre pour concevoir la série très inspirée qui nous occupe ici. On peut comprendre que ceux qui ont été marqués par cette période tragique ne désirent pas nécessairement se plonger dans la série Inspecteur Derrick, mais il serait néanmoins regrettable que ces événements du passé interdisent d'apprécier l’œuvre qui appartient à la culture allemande contemporaine, et rayonne bien au-delà. Après la chute du régime, Herbert Reinecker fit une autocritique non équivoque, n'a jamais tenu de propos ambigus en faveur des crimes du nazisme dans lequel il a été embrigadé, de même qu'Horst Tappert, et toute son œuvre est justement pénétrée de réflexion morale sur la nature du Mal. Inspecteur Derrick est une série qui en dit beaucoup sur notre propre époque, montrant la déstabilisation des individus aspirant à la normalité lorsque les repères s'effondrent, que la corruption, l'âpreté au gain, la lâcheté, l'indifférence, font vaciller les certitudes. Plus que l'enquête elle-même, c'est le climat psychologique, le moment du basculement des individus sujets à des conflits intérieurs, qui constitue le véritable intérêt d'Inspecteur Derrick, en faisant une série policière tout à fait singulière, qui mérite mieux que ces controverses fort tardives sur un fragment de vérité qui demeurera sûrement à jamais incomplet et qui n'apporteront probablement guère de consolation aux victimes de ces années terribles.

Le jeune Herbert Reinecker.

La série Inspecteur Derrick a apporté à Herbert Reinecker une notoriété finissant dans l'esprit du public par éclipser ses engagements de jeunesse.

ADDENDUM : Quelques mois après la parution de cet article, le phénomène de stigmatisation des dits "infréquentables" ne cesse de s'étendre à tous ceux qu'on estime "mal pensants". La dernière personnalité à en faire les frais est l'auteur du cycle de romans Harry Potter. Bien que J.K. Rowling soit une féministe déclarée et un auteur de gauche engagé qui a versé un million de livres pour financer le Parti travailliste, on lui fait aujourd'hui grief de ne pas nier la différence des sexes, ce qui reviendrait à mépriser l'identité des personnes transsexuelles. Par conséquent, la chaîne HBO a pris la décision ahurissante, après avoir un temps songé à la censurer totalement, de ne pas l'inviter à la réunion "de famille" de tous ceux qui ont pris part à la saga de films tirés de son œuvre, celle-là ne devant apparaître dans l'émission du 1er janvier 2022 qu'au travers d'images d'archives, exactement comme les indépendantistes irlandais sous l'Angleterre de Margaret Thatcher et comme le chef de l'opposition Lech Walesa à la télévision polonaise communiste. D' Horst Tappert à J.K. Rowling, on est donc passé de jugement sans appel sur des faits supposés au pur procès d'intention (https://usbeketrica.com/fr/article/pourquoi-la-cancel-culture-ne-survivra-pas-a-j-k-rowling).


Sur le même sujet : https://pour15minutesdamour.blogspot.com/2013/05/chez-les-cretins.html

PS : Postérieurement à la publication de cet article, des personnalités médiatiques, Nicolas Hulot, Olivier Duhamel, Patrick Poivre d'Arvor, Jean-Jacques Bourdin, ont été mises à l'écart après la révélation de diverses affaires d'abus voire de viols. Ces découvertes ne retirent rien à la qualité des programmes qu'ils avaient conçus, notamment la très belle émission du premier qui sensibilisait avec un charisme empreint de poésie à la préservation de l'environnement. Evidemment, le décalage apparu entre ces figures publiques et leur conduite privée ne pouvait que mettre un terme à la reconnaissance qu'ils avaient obtenue. Ces scandales sont en l'occurrence imputables à leur comportement individuel, représentant une problématique différente pour l'acteur principal et le scénariste de la série Inspecteur Derrick, dont à ce jour aucun acte répréhensible précis n'a été mis en évidence, mais qui ont d'une certaine façon accordé quelque concours, au moins pour le second volontairement, à une entreprise criminelle collective en tant que citoyens d'un pays belliciste. Après avoir évoqué ici la controverse ayant mis fin aux rediffusions de la série, ce blog aura l'occasion de revenir sur les révélations portant sur le passé de ces figures essentielles en s'interrogeant plus précisément sur leur responsabilité personnelle avec le souci de faire preuve à la fois du recul historique et de justesse lors d'un futur article, Le retour du refoulé.