Se risquer à affirmer que la série Inspecteur Derrick demeure d’actualité, par les situations qu’elle expose intelligemment en questionnant la condition de l’homme moderne, conduit généralement à se heurter à une incrédulité parfois mêlée d’imbécilité. Si, à fortiori, on avance que le scénariste a porté sur le devant de la scène la question très actuelle des enjeux que pose depuis quelques mois la perspective imminente d’immixtion de l’intelligence artificielle dans l’organisation du travail et même dans tous les aspects de la vie sociale, on risque la franche hilarité de l’interlocuteur.
Pourtant, un épisode s’interroge sur cette problématique, et on peut même préciser catégoriquement que celui-ci préfigure par son sujet le thème principal du film de science-fiction à succès réalisé en 1991 par James Cameron Terminator 2 : le Jugement dernier (Terminator : Judgment Day). Le sujet d’Un homme en trop (Dr Römer and der Mann des Jahres) réalisé en 1986 par Theodor Grädner annonce en effet quelque peu l’intrigue du film de James Cameron.
Un chercheur en électronique est abattu en début de soirée à son bureau. Deux témoins ont aperçu le visiteur, le premier sur le parking alors qu’il quittait son travail, le second est la femme de ménage qui débutait son service et a pris l’ascenseur en même temps que l’homme. Les deux descriptions concordent et s’accordent pour identifier catégoriquement le Docteur Römer (Erich Hallhuber) qui travaillait quelques mois plus tôt pour la société. La piste mène cependant à une impasse étant donné que le principal suspect est décédé trois mois plus tôt.
Ebranlé par leur certitude, Derrick demande à rencontrer le Docteur Rotheim (incarné par Ernst Schröder) en charge d’un centre de soins psychiatriques, qui lui dit qu’il a bien connu le Docteur Römer, interné en raison de sa dépression lui ayant fait douter du sens de son travail, qu’il dépeint comme un homme intelligent et d’une grande sensibilité et qui lui confirme qu’il est subitement décédé, assurant qu’il a assisté à son enterrement ainsi que son personnel. Perplexe, Derrick rencontre à son domicile le responsable du programme de recherches sur l’intelligence artificielle, le Professeur Rauth (Hans Dieter Zeidler), qui le persuade de l’importance de ses travaux, ce qui l’amène à se demander si le Docteur Winter n’a pas été tué à la place de cette cible toute désignée, lorsque le tueur appelle du dehors le scientifique et manque de peu de l’abattre. Celui-ci est formel, en dépit de l’obscurité, il confirme à son tour avoir sans hésitation reconnu son ancien collègue.
Cette fois, Derrick entreprend de faire exhumer la dépouille supposée du Docteur Römer en présence de sa veuve, laquelle à son grand étonnement affirme qu’il s’agit bien de son défunt mari. Troublé, l’inspecteur principal décide de montrer nuitamment au Professeur Rauth le cadavre lors d’une nouvelle exhumation et à l’inverse, celui-là dénie tout aussi catégoriquement qu’il puisse s’agir de son ancien collaborateur. Pendant ce temps, Harry Klein apprend de la doctoresse Brigitte Schenk (Kristina Nel) qu’elle a été affectée dans le service du Professeur Rotheim juste après la mort de Römer, en remplacement d’un médecin dont elle a rassemblé les affaires mais qu’elle n’a jamais pu contacter. Les policiers sont dorénavant persuadés que le Docteur Rotheim a fait passer son collègue défunt suite à une maladie fulgurante pour le Docteur Römer de manière à fournir à son patient le parfait alibi, et que sitôt averti par l'Inspecteur principal de l’exhumation, il a téléphoné à Madame Römer pour lui annoncer que son mari était vivant et qu’elle devait dans son intérêt feindre de le reconnaître lors de l’ouverture du cercueil. Pendant ces trois mois, celui-là a occupé le logement du médecin décédé dont les traites étaient payées mais lorsque Derrick s’y rend, il a quitté l’habitation. Le Docteur Römer, bien vivant et qui s’est employé à démontrer qu’il était sain d’esprit, a en effet convaincu le professeur Rotheim du danger que ferait courir à l’humanité la mise au point d’un ordinateur sans aucune limitation, une intelligence sans morale.
Ayant conservé son passe, Le docteur Römer revient dans l’établissement au sein duquel il a œuvré, bien décidé à éliminer le Professeur Rauth. Il surgit dans son bureau et ajuste son arme, mais l’adjoint Berger (Willy Schäfer) qui le protège à la demande de Derrick tire en premier, mettant fin à l’entreprise du savant stoppé net alors qu’il espérait par son geste extrême préserver l’humanité de manière analogue la même année à Johnny Smith sur grand écran dans The Dead Zone de David Cronenberg, voyant malgré lui convaincu par ses visions récurrente qu’un candidat porté à la Maison blanche provoquerait une apocalypse nucléaire. Le chercheur et le policier sont bientôt rejoints par Derrick et Klein, le professeur Rauth les remerciant vivement de l’avoir protégé et d'avoir ainsi sauvegardé l’œuvre entreprise au nom de la science, mais en considérant son visage extatique, illuminé par les multiples clignotements électroniques d’un ordinateur surpuissant digne du Hal de 2001, l’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey), tandis qu'il assène que l'homme n'est rien sans l'ordinateur, on ne peut s’empêcher de songer qu’il prend soudain des atours inquiétants donnant corps aux avertissements de l’assassin.
La peur de la technologie
D'autres œuvres de fiction ont évoqué la panique que pouvait provoquer les constantes avancées technologiques donnant corps à la prédiction de Jules Verne "Tout ce qu'un homme peut imaginer, un autre un jour le réalisera". La même année que l'épisode d'Inspecteur Derrick, le téléfilm Bulletin spécial (Special Bulletin) d'Edward Zwick met en scène deux terroristes écologistes, les docteurs Bruce Lyman (David Clennon) et David McKeeson (David Rasche), qui menacent de faire sauter une bombe nucléaire si leur demande de désarmement atomique n'est pas satisfaite. Dans l'épisode Alerte aux neutrons (Final Exam) de la série Au-delà du réel, l'Aventure continue (The New Outer Limits) réalisé en 1998 par Mario Azzopardi, un ancien étudiant, Seth Todtman interprété par Peter Stebbings, menace aussi de faire sauter une bombe à fusion froide pour alerter sur le fait que des moyens de destruction de masse deviennent de plus en plus accessibles aux individus malintentionnés.
Il a réellement existé un forcené analogue au Dr Römer inventé par Herbert Reinecker ; ancien enseignant en mathématiques à l'Université de Californie retourné à une vie rurale, Theodore Kaczynski a été arrêté par le FBI en 1996 et condamné à la prison à vie pour des attentats parfois mortels perpétrés entre 1978 et 1995. Il a écrit des manifestes dénonçant l'emprise croissante de la technologie, et par le moyen de colis piégés s'attachait à faire exploser des avions et tuer ceux qu'il estimait représenter une modernité déshumanisante et destructrice de la nature, ciblant notamment des ingénieurs et détenteurs de magasins d'informatique. Les actions de Kaczinsky étaient totalement désespérées et vouées à l’échec. Non seulement, il était prévisible que sa violence extrême ne pourrait initier un vaste mouvement d’adhésion populaire à sa cause quand bien même les lecteurs de son manifeste reproduit dans les journaux en raison de son chantage eussent adhéré à sa dénonciation de la course technologique et de la destruction de l’environnement, mais l’élimination de quelques étudiants, ingénieurs et propriétaires de boutique de matériel informatique ne pouvait objectivement en rien endiguer une mutation globale pratiquement irrépressible touchant à tant de domaines, qu'on s'en félicite ou qu'on s'en désole.
La science-fiction s’est depuis longtemps interrogée sur le risque théorique que la technologie pourrait faire courir en confiant le destin de notre espèce à une intelligence non humaine, créée en laboratoire par des informaticiens grâce au progrès constant dans la création de processus artificiels de synthèse des connaissances. Un film comme Le cerveau d’acier (The Forbin Project) de Joseph Sargent avait ainsi mis en scène en 1970 un ordinateur surpuissant chargé de la défense des Etats-Unis, afin de la rationaliser en éliminant la subjectivité humaine, lequel finissait par s’entendre avec son homologue créé par les Soviétiques pour mettre l’humanité en coupe réglée pour son bien, palliant à la tendance autodestructrice du genre humain au prix de sa liberté (un dilemme philosophique d’ailleurs aussi posé à la fin de la série française Le Mutant), et ce risque d’une toute-puissance inquiétante avait déjà été évoqué dans le film de 1957 Le garçon invisible (The Invisible Boy). Mais ce que porte de singulier l’épisode Un homme en trop et qu’on retrouve dans Terminator 2 : le Jugement dernier est la volonté par le moyen radical de l’assassinat d’empêcher des chercheurs de mettre au point le cerveau électronique qui pourra supplanter l’Humanité. Dans le film de James Cameron, Sarah Connor (Linda Hamilton) essaie de tuer Dyson (Joe Morton) car elle a appris que c’est son système Cyberdine qui va permettre la guerre des machines contre le genre humain dont l’a avertie un envoyé du futur, Reese (Michael Biehn), poursuivi par un robot lancé à ses trousses dans le film précédent Terminator en 1985.
Il est possible que cette convergence entre ces deux œuvres ne procède que d’une simple coïncidence. Cependant, un auteur de science-fiction, Harlan Ellison, avait obtenu gain de cause en attaquant en justice James Cameron, clamant que le premier Terminator était inspiré du scénario qu’il avait écrit pour l’épisode Le Démon à la main de verre (Demon with a Glass Hand) pour la série des années 1960 Au-delà du réel (The Outer Limits), dans lequel un androïde venu du futur porte dans sa prothèse de main le patrimoine génétique de l’humanité et est poursuivi jusque dans le présent par des envahisseurs qui ont entrepris dans le futur d’éradiquer notre espèce (l’épisode se déroule en grande partie dans le Bradbury Building où ont aussi été notamment tournées les scènes finales de Blade Runer) – on pourrait cependant aussi évoquer comme précédent le modeste et méconnu film Cyborg 2087 de Franklin Adreon de 1966 qui montre un androïde (Michael Rennie, célèbre visiteur du Jour où la Terre s’arrêta) s’efforçant de prévenir du détournement d’une découverte scientifique sur la télépathie dans le dessein de contrôler les esprits par la société totalitaire de l’avenir ayant lancé deux homologues à ses trousses. C’est peu dire en tout cas que le réalisateur de Terminator n’a pas accueilli en des termes très polis la décision de la justice en faveur de l’écrivain.
Il est vrai que sur la forme, Un homme en trop et Terminator 2 diffèrent fortement, l'épisode d'Inspecteur Derrick ne bénéficiant effectivement pas du budget très important du film de Cameron, ne faisant pas appel aux cascades, aux effets spéciaux et à l'action, mais sa thématique est très voisine, au travers de son personnage horrifié par l'avènement imminent d'une forme d'intelligence non humaine et de la prédominance que celle-ci pourrait s'octroyer, et qu'on pourrait véritablement qualifier de "justicier par anticipation".
La série Inspecteur Derrick n’a jamais été diffusée aux Etats-Unis, rare exception pour ce programme apprécié de l’Amérique du Sud à l’Extrême-Orient. Elle est cependant passée en Grande-Bretagne. Or en 1986, trois années après la réalisation de l’épisode, James Cameron se trouvait justement en Angleterre pour y réaliser Aliens. Il n’y a aucune certitude que Terminator 2 emprunte son intrigue à une autre œuvre, mais il existe néanmoins une possibilité théorique que le metteur en scène ait visionné plus ou moins distraitement Un homme en trop à la télévision après le tournage de son film de science-fiction et que cela lui ait donné, au moins inconsciemment, l’idée de conduire son personnage à empêcher par tous les moyens le créateur du logiciel de pointe de mener jusqu’au bout ses recherches. Quoi qu’il en soit, le parallèle entre le Docteur Römer, ange exterminateur terrifié par ce qu’augure la technologie, imaginé par le brillant scénariste Herbert Reinecker, et Sarah Connor, prête à abattre le créateur de l’ordinateur qui va déclencher la guerre d’extermination contre l’humanité, Miles Dyson, est assez irrésistible.
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