lundi 6 mars 2023

UN ALIBI INTERESSE ? LENA

L’épisode Lena débute sous l’auspice des suites d’un divorce difficile. Un père qui n’a obtenu la garde de sa fille Agnès qu’un dimanche par mois et qui ne l’accepte pas, Wolfgang Horn (Rolf Becker), la fait appeler par un camarade durant la récréation, lui demandant de sortir rapidement après les cours pour qu’ils puissent passer du temps ensemble. La préadolescente se montre embarrassée. Néanmoins, le père l’attend bien comme il l’a annoncé et il lui demande de monter en voiture avec elle. La jeune fille est réticente, bien consciente que celui-là outrepasse délibérément les droits qui lui sont accordés. Il la pousse un peu brusquement dans le véhicule à la place du passager, s’enquérant de savoir si sa tête n’a pas heurté la carrosserie, tandis que la voiture de la mère se gare un peu plus loin dans la rue. Celle-ci se précipite aussitôt vers eux et extrait l’enfant de la voiture. Les deux adultes se querellent fortement, et chacun tente d’attirer la malheureuse, tiraillée sans ménagement de chaque côté, rappelant la situation du fameux Jugement de Salomon qui amenait le juge à proposer qu’on partage littéralement en deux l’enfant disputé par les deux parties. La scène est malheureusement d’une triste banalité avec ces ex-conjoints ne se supportant plus et réglant leurs comptes sans paraître se préoccuper réellement du mal qu’ils infligent à l’enfant, otage de leur affrontement et dont il n’est fait aucun cas du ressenti.





Un père annonce à sa fille Agnès (Heike Goosmann) qu'il va venir la chercher mais à l'heure de la sortie, la mère, Anita (Beatrice Norden), s'oppose vigoureusement à la violation des dispositions du jugement de divorce.

La situation empire encore puisque, excédé, Horn finit par frapper son ancienne femme, ce qui amène les témoins à intervenir, tandis que la mère et la fille s’en retournent à leur maison. Le lendemain, la femme téléphone à son ex-mari, lui fixant rendez-vous à son domicile vers 15 heures sans lui donner véritablement de motif. Elle a pour intention de le rappeler à ses obligations en présence de son avocat, probablement avec la menace d’entamer une action en justice en vue de le priver de ses derniers droits de père s’il ne se conforme pas à la décision du juge sur la garde qui lui a été accordée. Wolfgang Horn se rend à l’heure dite au domicile familial, entrant sans difficulté, la porte n’étant pas fermée. Il découvre dans le salon le corps de son ancienne épouse, étranglée. C’est alors que l’avocat de celle-ci arrive à son tour et est d’emblée convaincu que celui-là a tué son ancienne femme. Le suspect refuse de rester comme l’avocat lui demande tandis qu’il appelle la police, car il doit aller chercher sa fille. Il ramène celle-là à sa maison sans lui fournir réellement d’explication, la laissant aux bons soins de sa gouvernante, et il téléphone au domicile de son ex-femme pour dire à l’Inspecteur Derrick qui s’est rendu sur place qu’il va le rejoindre.




Horn découvre le corps sans vie de son ex-épouse et en avertit la sœur de la défunte.

L’inspecteur principal partage tout à fait l’avis de l’avocat de la défunte sur la responsabilité de Horn que tout paraît accuser ; il a fait acte de violence à l’encontre de sa femme la veille, et vient d’être trouvé seul en compagnie de son cadavre. Aussi, Derrick amène-t-il Horn au commissariat dans l’intention de le faire arrêter, le sommant d’avouer son crime. L’homme, impulsif, reconnaît ses torts mais refuse obstinément de confesser le meurtre, et le policier est convaincu que la tâche de le confondre définitivement sera difficile car s’il avouait un tel acte, il perdrait définitivement l’affection de sa fille.

Au domicile de la mère demeure seule la sœur aînée de la morte, Lena (Ursula Lingen), une sourde-muette qui consacre tout son temps à faire de la poterie. Elle vivait chez sa tante jusqu’à la mort de celle-ci puis l’épouse l’a fait venir au domicile familial en dépit de l’opposition frontale du mari. L’avis général s’accorde à lui prêter un caractère ombrageux, et il arrive qu’elle jette à terre avec furie certaines de ses poteries. Celle-là se souvient soudain qu’elle a vu entrer dans le jardin un homme peu de temps avant le crime et elle l’écrit sur une feuille de papier qu’elle tend à l’avocat venu s’enquérir de sa situation. Celui-là, persuadé de l’importance cruciale de ce témoignage en dépit de sa prévention contre l’ex-mari, la conduit immédiatement au commissariat de Munich mais à sa différence, Derrick et son adjoint ne semblent pas disposés à accueillir de bonne grâce cette information tant ils persistent à considérer Horn comme le parfait coupable. L’inspecteur principal demande malgré tout au dessinateur du service de réaliser un portrait-robot de l’homme que Lena a prétendu voir, grâce aux indications qu’elle délivre par le biais d’une interprète en langue de signes. La belle-sœur de Horn valide la représentation de l’individu et Derrick est forcé au vu de ces nouveaux éléments de mettre fin à la garde à vue du suspect.




L'inspecteur Derrick est plus que dubitatif lorsque l'avocat de la mère, le Docteur Voss (Romuald Pekny), lui montre le témoignage écrit de Lena qui affirme avoir aperçu un inconnu rôder peu avant le drame.

La fillette étant légalement héritière du domicile laissé par sa mère, et Horn étant toujours son père, celui-là revient habiter le domicile familial avec l’enfant. Il se montre reconnaissant avec sa belle-sœur revêche et sourde avec laquelle il ne s’entendait pas, bien conscient que seul son témoignage lui a permis d’être mis hors de cause en dépit des circonstances accablantes. Il se montre si attentionné qu’il lui achète de nouveaux matériaux et lui fait installer dans la cave un four lui permettant de faire cuire ses poteries. Elle excelle tant dans cette activité qu’un commerçant chez lequel Horn l’emmène la gratifie d’éloges et lui demande de lui vendre l’intégralité de sa future production.


Lena toute à sa passion pour la poterie.

La consécration de Lena, amenée par Horn chez un commerçant (Rudolf Schündler) qui se montre enthousiaste devant les échantillons de poterie créés dans son atelier artisanal. 

L’inspecteur Derrick est convaincu que Lena agit par intérêt, l’appui qu’elle apporte à son gendre devant lui éviter de devoir quitter la demeure et de se retrouver placée dans un établissement pour personnes atteintes d’un handicap. Même si son adjoint paraît peut-être un peu moins affirmatif, Derrick clame sa détermination à prouver la culpabilité de Horn, affirmant vouloir le cibler sans relâche jusqu’à obtenir sa confession, persuadé que l’homme dont le portrait a été dessiné d’après la description de Lena n’existe pas et qu’il n’a été inventé que pour couvrir le beau-frère.

Cette harmonie nouvelle entre Horn et Lena ancre Derrick dans sa conviction qu’ils sont liés par un pacte au moins tacite, au nom d’un intérêt mutuel ; il constate que la belle-sœur qui a trouvé sa place à la maison et est dorénavant proche de son gendre « paraît presque belle » tant son bonheur d’être enfin considérée l’a transformée. Cependant, la situation évolue soudainement lorsque le garagiste auquel l’ex-Madame Horn avait confié sa voiture demande à son mécanicien Mesmer (Thomas Braut) de raccompagner le suspect à son domicile. Lena qui l’aperçoit à nouveau depuis sa fenêtre en est effrayée. Derrick qui continuait de surveiller Horn fait à cette occasion la connaissance de l’ouvrier et se montre troublé. De retour à son bureau, il ressort le portrait-robot et commence à être gagné par l’idée que l’homme pourrait bien correspondre au suspect esquissé par Lena. Se rendant au garage, il obtient l’adresse de Mesmer et l’arrête. Acculé, celui-ci finit par reconnaître que lorsqu’il s’était rendu au domicile de l’ancienne épouse, il avait trouvé la porte ouverte et s’était laissé à fouiller le salon dans l’espoir de découvrir de l’argent « que les riches laissent traîner sans réaliser qu’il représente une provocation pour les pauvres », lorsqu’il fut surpris par la propriétaire outragée et qu’il ne trouva pas d’autre moyen pour qu’elle n’alerte pas les voisins par ses cris que de l’étrangler.

Le vrai coupable au commissariat, Mesmer, enfin identifié, interprété par Thomas Braut –qui incarnera un policier dans une sixième et dernière participation dans la série, Le congrès de Berlin (Ein Kongress in Berlin), l'acteur étant décédé en décembre 1979 à l'âge de 49 ans, bien qu'il soit apparu de manière posthume dans quelques productions télévisuelles diffusées en 1980.

L’inspecteur Derrick est ainsi implicitement amené à convenir qu’il s'est enferré dans son erreur en accusant obstinément Horn et en écartant d’emblée toute autre possibilité d’élucidation du crime, indéfectiblement convaincu par ce qui paraissait être une évidence inébranlable jusqu’à la révélation finale, l’identification du véritable coupable. Il n’en persiste pas moins à attribuer à Horn une motivation intéressée, celui-ci n’accordant selon lui de l’attention à sa belle-sœur que pour la protection qu’elle lui fournissait – on voyait il est vrai tantôt celui-ci lui intimant de ne surtout pas revenir sur son témoignage en sa faveur – jusqu’à ce que dans l'épilogue il manifeste en la retrouvant une complicité apparente. Le scénariste démontre ici à nouveau à quel point l'aspect psychologique est pour lui prédominant, renonçant délibérément à jouer sur le ressort du mystère policier puisque nous permettant d'assister en même temps que Lena à l'arrivée de l'inconnu dans la propriété dès la mise en place de l'intrigue, de sorte nous savons dès lors à la différence des policiers que son témoignage est fiable. Cet épisode est néanmoins rendu captivant par la justesse des interprétations, notamment celle d'Ursula Lingen dont la figure domine toute l’histoire qui démontre comment des circonstances particulières sont susceptibles d’amener deux personnes qui ne s’appréciaient pas à trouver un terrain d’entente et à établir des rapports apaisés et bienveillants entre eux, dénotant avec le ton ordinairement plutôt sombre de la série, comme dans un épisode précédent, L'embuscade, qui voyait à l'issue d'échanges très acides entre une doctoresse victime d'une tentative d'assassinat et son neveu qui se méprisaient advenir une véritable réconciliation.


Une réconciliation appelée à se prolonger.

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samedi 14 janvier 2023

UNE ENTRÉE EN MATIÈRE DIRECTE : LE CHEMIN À TRAVERS BOIS



Il y a deux ans a été créé le seul blog français principalement consacré à la série allemande Inspecteur Derrick, visant à pallier à son invisibilité sur les chaînes télévisées de manière à permettre d'en faire découvrir certains aspects à ceux qui ne la connaissent que peu et à en prolonger son univers pour ceux qui en ont déjà visionné tous les épisodes et qui pourraient trouver plaisir à s' y plonger de nouveau par ce biais, en complément du site des Avengers qui rend compte de la série notamment en en détaillant tous les épisodes (voir adresse dans les sites référencés à droite). Après l'introduction relative à la création du blog, il a été ici procédé à une présentation générale de la série, de la raison ayant mené à sa déprogrammation, de ses créateurs, de ses interprètes principaux en attendant une future série sur ses acteurs occasionnels les plus éminents, du caractère solitaire du personnage principal et du point de vue du spectateur relativement aux enquêtes au travers d'une comparaison avec la série américaine concurrente Columbo, précédant d'autres évocations croisées des deux programmes à venir. Il est temps à présent d'augurer une nouvelle série, qui va examiner plusieurs dizaines d'épisodes particulièrement marquants qui confèrent toute sa singularité à la création fameuse d'Herbert Reinecker, et que l'on va initier par le premier épisode qui fut proposé aux téléspectateurs. 

AVERTISSEMENT : En raison de l'évocation relativement détaillée de l'intrigue de ces épisodes plus particulièrement notables, mettant notamment au premier plan les enjeux dramatiques et la psychologie des personnages sans occulter le retournement final, il est conseillé au lecteur qui souhaiterait les visionner en ligne ou sous forme des DVD édités par la Société Elephant Films de ne prendre connaissance de l'article se rapportant à chacun d'entre eux que postérieurement s'il souhaite que ne lui soient pas dévoilés préalablement tous les ressorts de l'histoire. Naturellement, il lui sera possible de faire ensuite part de ses propres impressions en postant son commentaire sous l'article traitant de l'épisode.


    Le premier épisode de la série diffusé le 20 octobre 1974 en Allemagne, Le chemin à travers bois (Waldweg) introduit directement le spectateur dans l’univers d’Inspecteur Derrick sans fioritures, le prenant à témoin d’une situation banale qui bascule dans un crime horrifiant. On suit d’abord le retour d’une jeune étudiante depuis la ville, Ellen Theiss (Gabriele Lorenz), qui a la mauvaise surprise de découvrir son vélo hors d’usage. L’employé de la gare requiert le prêt de sa pompe au kiosquier qui s’apprête à fermer mais celui-ci ne désire pas l’aider, prétendant fallacieusement ne plus en disposer. Afin de raccourcir son trajet jusqu’au pensionnat, la jeune fille décide alors de traverser le bois plongé dans l’obscurité. La tension dramatique monte, car on la devine vulnérable et c’est à ce moment qu’un homme l’arrête. Celui-là n’est autre que l’un de ses professeurs, Rudolf Manger (Wolfgang Kieling), qui habite à proximité et propose pour sa sécurité de la raccompagner en faisant preuve d’une bienveillance réconfortante et paternelle. Se trouvant tout près de sa demeure, l’enseignant insiste pour offrir une boisson à son élève, mais l’angoisse ressurgit brusquement lorsqu’il ferme la porte à clé et que son visage doux se durcit soudain. Réalisant ce qu’il est en train de se passer, la mère du professeur se met à lui ordonner de lui ouvrir en tambourinant sur la porte, tandis qu’il fond sur la jeune fille terrorisée et l’étrangle dans une séquence éprouvante.

Un retour tardif en train.

Cheminant seule dans le bois, Ellen est rassurée lorsqu'elle réalise que l'homme qui marche non loin dans l'obscurité n'est autre que son sympathique professeur, Monsieur Manger, qui lui propose pour sa sécurité de la raccompagner.


Invitée à prendre un verre au domicile de Manger, la situation prend une tournure inquiétante lorsque l'enseignant ferme à clé la porte du salon.


La jeune fille incarnée par Gabriele Lorenz devient la première victime de la série lorsque Manger entreprend sauvagement de l'étrangler.

    Le visage consterné de l’Inspecteur Derrick penché sur le cadavre découvert près d’un ruisseau sous des arbustes est la première vision qui est proposée au téléspectateur du policier, sans un mot, sans une introduction, nous le découvrons d’emblée saisi dans le plus glaçant de son activité professionnelle, son personnage n’existant que pour nous révéler sa charge et ce qu’elle amène à dévoiler de la nature humaine. Nous n’apprenons officiellement son nom que lorsque son adjoint le présente auprès de possibles témoins ; ce dernier n’est pas davantage présenté.


Des policiers qui sont introduits auprès du spectateur au travers de leur réaction horrifiée face à un crime odieux.

    Un premier meurtre similaire s’étant produit six mois plus tôt au même endroit et dans les mêmes circonstances, l’Inspecteur Derrick est convaincu qu’il existe une forte probabilité que ces deux crimes paraissant incriminer un même auteur ne soient pas le fait d’un quelconque rôdeur, mais de quelqu’un habitant dans les environs, et peut-être même de très bien renseigné sur l’itinéraire des victimes. Le policier enquête donc au sein de l’internat et en découvre les secrets, notamment que derrière l’apparente rigueur exigée par la directrice et les robes sages des pensionnaires se cache une certaine licence morale, et que non seulement un des enseignants, Dackman (Herbert Bötticher), se montre très proche des jeunes filles lors de sorties extrascolaires comme à la piscine, mais on apprend même qu'il entretient très certainement des relations sexuelles avec certaines d’entre elles à peine majeures. Il revendique sans fausse pudeur cette absence d’inhibition concordant avec celle d’élèves dont ses collègues ont noté le caractère parfois déluré à la limite de la provocation, lui permettant de se disculper des assassinats en faisant valoir auprès de Derrick qu’il n’avait aucune raison de s’en prendre à elles étant donné qu’elles lui accordent tout ce qu’il peut en souhaiter (un argument qui sera aussi utilisé par l'impresario du chanteur suspecté de meurtre dans l'épisode Mort d'un fan).

Stefan Derrick et son adjoint s'enquièrent auprès de la directrice, le Dr Göbel (Hilde Weissner), du fonctionnement d'un établissement moins bien tenu qu'il le semble et acquièrent la certitude que le meurtrier se trouve parmi ses membres.

Derrick apprend qu'un seul enseignant, Dackman, était apparemment informé qu'Ellen avait quitté la pension pour aller au cinéma à Munich, voir "un navet avec Alain Delon", le jour où on l'a tuée.

Dackman ne se fixe aucune limite à sa proximité avec les lycéennes, mais se défend vigoureusement de toute velléité d'agression à leur encontre.

    Quelques indices mettent le policier sur la trace de Manger d’autant qu’il est intrigué par l’attitude de la mère qu'interprète Lina Carstens, laquelle paraît réticente à répondre à ses questions après avoir fustigé la légèreté du comportement des jeunes filles de la pension, et dont il pressent qu’elle garde un secret qui lui pèse.

Mme Manger se désole de la désinvolture des pensionnaires s'exposant parfois en tenue légère à la belle saison.

Lorsque l'inspecteur Derrick revient la voir sans la présence de son fils, celle-là se montre mutique - à noter que dans la version courte de l'épisode, le policier ne rencontre jamais la mère avant l'épilogue.

    Les faits sont sur le point de se reproduire. Bien que la meilleure amie d'Ellen, Inge Behrwald (Ingrid Cannonier), se sente coupable de la mort de son amie pour avoir couvert son absence, l’Inspecteur s’appliquant à la réconforter, elle n'en prévoit pas moins de passer elle aussi une journée en ville et de rentrer tard discrètement, grâce à une fenêtre laissée entrouverte. 

Manger assume sa fonction de professeur bienveillant auprès des pensionnaires bouleversées par l'assassinat de leur camarade.

Derrick essaie de rasséréner la meilleure amie d'Ellen qui se sent coupable de sa mort.

    Comme la fois précédente, un pneu de sa bicyclette rangée sur le côté de la gare a été crevé à dessein et le retour solitaire nocturne au travers du bois semble s’imposer lorsque Manger fait son apparition, apparemment secourable – lequel est aussi l’une des rares personnes qui connaissaient son projet. Il amène à nouveau la jeune file dans sa demeure et l’on pressent qu’elle va connaître à son tour un sort funeste, lorsque Manger, s'étonnant du silence de sa mère, ouvre la porte de la pièce voisine pour se trouver face à la mine sévère de l’Inspecteur.




La tragédie semble se reproduire à l'identique jusqu'à l'apparition soudaine de l'inspecteur principal ; l'auteur de traquenards a été piégé à son tour.

    Celui-là révèle alors au criminel qu’il a été piégé, que son adjoint l’a suivi en permanence pendant qu’il cheminait avec la jeune fille dans le bois, prêt à intervenir à tout moment en cas de nécessité, tandis que lui-même se rendait à sa maison, ordonnant à la mère de rester silencieuse, afin de pouvoir prendre sur le fait le coupable.

    Cet épisode initial est donc sans temps mort et riche en émotions, avec au début l’arrivée faussement rassurante de Rudolf Manger allant au-devant de son étudiante en péril, suivie de ce meurtre sauvage auquel nous sommes confrontés lorsqu’il révèle ses intentions et passe à l’action (séquence raccourcie de vingt secondes dans la version allemande pour ménager le spectateur – on verra dans l’hommage à Wilfried Baasner que certains politiciens comme Angela Merkel dénonçaient à l’époque une trop grande violence à la télévision allemande), puis le coup de théâtre final qui révèle le stratagème de Derrick qui a poussé au crime le tueur pour pouvoir le démasquer.

    Wolfgang Kieling compose un personnage marquant, passant du professeur ordinaire, plutôt sympathique, au violeur et assassin impitoyable. La manière dont lors de la première agression figurée à l’écran, alors qu’un ralenti le montre s’approchant de sa victime, les traits son visage se figent soudain pour en laisser transparaître toute la brutalité latente, évoque les films de loups-garous des années 1940 et 1950 dans lesquels un cadrage serré et l’utilisation d’effets de maquillage convoquaient la bête féroce en l’homme, comme en 1943 dans Frankenstein rencontre le Loup-Garou (Frankenstein Meets The Wolfman) dans lequel le célèbre maquilleur Jack Pierce faisait transparaître la nature lycanthropique du personnage incarné par Lon Chaney Jr par une utilisation adroite de la lumière et des contrastes que permettait la photographie noir et blanc révélant alternativement différentes couleurs de fond de teint, comme avant lui Wally Westmore en 1931 pour Frederic March dans le double rôle-titre de la première version parlante de Dr Jekyll and Mr Hyde. Cette transformation à vue de Manger s’accompagne d’ailleurs d’un morceau de musique très violent qu’il diffuse avec un très haut volume sonore sous le prétexte cynique de passer « une musique que vous adorez », dans le dessein de couvrir les cris de terreur de sa proie, celle-là semblant annoncer la scène de métamorphose du Loup-garou de Londres (American Werewolf in London) de 1981 dans laquelle le visage distordu du personnage principal renvoie à la violence du morceau de rock déchaîné l’accompagnant – même si concernant le long métrage d’épouvante, une utilisation d’une véritable musique de film aurait sans doute rendu la scène plus effrayante encore.




Manger affiche brusquement une expression effrayante.


Au temps du cinéma en noir et blanc, on utilisait des éclairages colorés pour révéler successivement des couches de maquillage superposées de différentes teintes de manière à faire ressortir des traits inquiétants comme dans la version de Dr Jekyll et Mister Hyde de 1931 (en haut) et dans Sh ! Octopus en 1937 (photos du dessous), un procédé dont ne bénéficient plus leurs successeurs qui doivent compter sur leur seule expressivité pour transcrire à l'écran le changement de personnalité de leur personnage.

    À travers la microsociété que représente le lycée pour jeunes filles, le scénariste Herbert Reinecker instaure dès le premier épisode proposé aux téléspectateurs (c’est en réalité Le bus de minuit qui fut tourné en premier) une réflexion sur le contexte sociétal de notre époque au travers du dualisme entre Dackman et Manger, mettant en évidence la tension qui se crée entre des jeunes files émancipées qui suscitent le désir et s’y adonnent et des hommes plus réservés endurant mal un refoulement des pulsions (l'assassin d'allure réservée prétend d’ailleurs aimer lui aussi la chanson très bruyante selon lui prisée de la jeunesse qu’il diffuse au moment de son crime), qu’engendrent les contradictions de la société moderne, situation qu’on retrouvera notamment dans un autre excellent épisode, Un objet de désir, sur lequel on aura naturellement l’occasion de revenir.

Une pension de jeunes filles dans laquelle ne règne la discipline qu'en apparence, dissimulant une expression irréfrénée du désir charnel - comme s'en désole aussi, en connaissance de cause, la mère de Rudolf Manger.

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vendredi 2 décembre 2022

L’ENQUÊTE CÔTÉ SPECTATEUR

 


    Depuis l’Inspecteur Dupin d’Edgar Allan Poe, Sherlock Holmes de Conan Doyle puis Maigret de Simenon, ou encore Hercule Poirot et Miss Marple d’Agatha Christie, l’amateur de séries policières s’attend à ce qu’on le fasse pénétrer dans l’intimité d’une enquête, qu’on lui révèle la manière dont les moindres indices sont exploités pour conduire à la résolution des crimes. C’est également ce que semblent promettre deux séries policières célèbres du petit écran, Columbo et Inspecteur Derrick, mais il convient de se pencher plus précisément sur leur cas pour examiner si celles-ci se plient véritablement à l’exercice supposé ou si la place dévolue au spectateur est plus illusoire.

    Dans Columbo, le coupable est systématiquement montré en train d’agir au commencement de l’histoire, et c’est parfois également le cas dans nombre d'épisodes d’Inspecteur Derrick, comme Le diplomateUne affaire étrange, Un triste dimanche et Les enfants de Rasko. Par conséquent, le téléspectateur a une longueur d’avance sur l’inspecteur dépêché sur les lieux du crime, puisqu’il connaît au préalable le coupable, ses motivations ainsi que les circonstances exactes du crime. On s’attend donc à ce qu’on nous propose d’accompagner en terrain de connaissance l’enquêteur dans ses investigations, de suivre ses avancées et de déduire en même temps que lui, si ce n’est d’anticiper, quels éléments permettront l’arrestation du malfaiteur sans lui laisser d’échappatoire. La série américaine, tout particulièrement, conduit à priori le spectateur à postuler qu’il a vocation à être associé d’emblée aux investigations en sollicitant sa sagacité intellectuelle pendant que l‘inspecteur accumule des observations semblant souvent de prime abord anodines, mais qui vont finir par s’avérer déterminantes. Les preuves qui perdent le criminel ne sont cependant généralement connues que du détective, n’étant dévoilées façon Deus ex machina au spectateur seulement que lorsqu’il le confond, telle qu'une empreinte digitale relevée sur un objet lié au crime, de telle sorte que celui-ci reste passif comme s’il assistait à un tour de magie, contraint d’attendre que le prestidigitateur habile dévoile ses atouts cachés, et il réalise au bout de plusieurs épisodes qu’il est donc inutile qu’il s’efforce de chercher de lui-même à identifier les indices laissés par le coupable qui permettront de l’incriminer – à noter que dans l’épisode Les surdoués, c’est le meurtrier lui-même qui se livre en expliquant par vanité au policier les derniers détails qui lui manquaient pour permettre son arrestation. 

"Et voilà, c'est tout simple !  Comment, vous n'aviez pas trouvé les preuves depuis chez vous ?..C'était pourtant évident, non ?...Bon, c'est vrai, je ne vous ai peut-être pas tout dévoilé jusque-là..."

    Un exemple particulièrement significatif de la longueur d’avance que conserve l’investigateur sur le public en donné par l’épisode Jeu d’identité. C’est dans l’épilogue que le Lieutenant Columbo révèle un certain nombre de preuves que le spectateur ne pouvait deviner, lesquelles démentent l’alibi du criminel interprété par Patrick McGoohan selon lequel il affirmait être en train d’enregistrer un discours à une heure avancée dans son bureau le soir où la victime était assassinée, tel le bruit d’un store qu’on baisse pour se protéger du soleil à son zénith, et la participation des Chinois aux Jeux olympiques que ne pouvait connaître le coupable au moment où il dit avoir rédigé le texte – toute allusion précédente à cet évènement a d’ailleurs été supprimée de la version traduite, rendant cet élément probant réellement inattendu dans le dénouement pour le téléspectateur francophone.

Les investigations du Lieutenant Columbo (Peter Falk) se resserrent inéluctablement sur Nelson Brenner (Patrick McGoohan), à gauche sur la photo, tandis qu'il décortique sur un magnétophone l'enregistrement du discours dicté par le suspect à sa secrétaire, lequel comporte notamment le bruit du store visible au fond de la pièce, un indice accablant au regard de l'alibi.

    La série déroge quelquefois à cette règle en laissant filtrer un indice pour les plus attentifs, comme, à propos d’un autre alibi enregistré, dans l’épisode Attention : le meurtre peut nuire gravement à la santé dans lequel, alors que le présentateur Wade Anders interprété par George Hamilton a prévu d’enregistrer d’avance au travers de la caméra de contrôle une seconde sortie des studios de télévision destinée à être substituée à celle du lendemain soir pendant lequel il assassinera son maître-chanteur en l’amenant à fumer une cigarette empoisonnée, un employé du jardinage lui indique qu’il va tailler toutes les haies, ce qui implique que celle de l’entrée sera raccourcie et ne correspondra dès lors plus à celle buissonnante fixée sur la pellicule censée avoir été enregistrée le soir suivant.



Autre enregistrement, cette fois visuel, utilisé par Columbo pour défaire son suspect, le présentateur d'une émission dénonçant les criminels, Wade Anders interprété par George Hamilton dans Le meurtre peut nuire gravement à la santé ; en haut, enregistrement par la caméra de la sortie du studio du criminel le soir du crime à une heure très tardive, en dessous, le détective pointe la haie taillée sur l'enregistrement le montrant arriver dans le bâtiment au début de la journée, démonstration irréfutable que la première est antérieure à la seconde et que la bande a donc été trafiquée pour falsifier ses horaires au moment fatidique.

    Une autre piste est proposée au spectateur le plus perspicace dans Meurtre au champagne. Le chimpanzé provisoirement hébergé dans l'appartement de la victime ne peut s'empêcher de toucher les objets métalliques, aussi Columbo peut prouver que l'assassin joué par Rip Torn était bien dans l'appartement de son neveu dont il voulait s'emparer de la fortune gagnée au loto en mettant en évidence les empreintes du singe sur la médaille du déguisement que l'oncle sortant de sa fête costumée portait, prouvant qu'il se trouvait bien à son domicile durant la soirée du meurtre.

    Exceptionnellement, le téléspectateur critique pourrait en revanche mettre en question le raisonnement du policier. Dans l’épisode Couronne mortuaire, Columbo estime que la suspecte apparente n’a pas pu déplacer seule le corps de son amant pour simuler un accident de voiture, car une femme relativement menue n’en aurait pas les capacités physiques, alors que dans le second épisode pilote, Rançon pour un homme mort, l’épouse qui tue et traîne le corps de son mari jusqu’à sa voiture, interprétée par Lee Grant, n’a pas une constitution ostensiblement plus robuste. Plus curieusement, le Lieutenant Columbo avoue à la fin de l'épisode Criminologie appliquée incapable de découvrir le mobile de l'assassinat d'un professeur par deux étudiants dont il avait percé la tricherie à l'examen.


Dans le second pilote de Columbo, Rançon pour un homme mort, l'avocate Leslie Williams (Lee Grant) assassine son mari et traîne son corps jusqu'à sa voiture, action que l'inspecteur jugera par la suite impossible pour la suspecte de l'épisode Couronne mortuaire, certes écrit par un scénariste indépendant mais néanmoins supervisés tous deux par les créateurs de la série William Link et Richard Levinson.

    Dans nombre d’épisodes de l’Inspecteur Derrick, le spectateur est lui aussi cantonné à suivre les investigations de la police de Munich quand bien même il est témoin en temps réel des agissements des criminels. Les deux détectives ont en commun de pressentir rapidement l’identité du coupable, et se trompent très rarement ; il arrive même quelquefois à l’Inspecteur Columbo de se départir de sa fausse candeur pour asséner au suspect « Je sais que c’est vous le coupable, même si je ne peux le prouver » tout en lui laissant l’impression que son répit sera de courte durée. En dépit de l'affrontement psychologique souvent intense entre l'inspecteur et son suspect, le policier américain se repose sur des éléments matériels et finira toujours pas trouver le ou les détails qui vont démentir l’alibi en apparence incontournable et amener à acculer le criminel. Dans la série Inspecteur Derrick, il est la plupart du temps substitué à cette technicité du regard de l’investigateur l’élément humain comme facteur primordial, souvent parce que Derrick pousse les protagonistes dans leurs retranchements jusqu’à ce qu’ils laissent enfin la vérité surgir. Si, dans les cas où il ne lui a pas été donné d’assister au crime, le public peut partager la suspicion de l’inspecteur, il lui est là aussi difficile d’anticiper les suites de l’enquête, car bien souvent, les soupçons de Derrick ne seront effectivement avérés que lorsqu’un témoin ou un complice passera aux aveux, mettant à bas l’emploi du temps fictif de l’auteur du crime ou bien avouant lui-même sa participation au forfait.

Dans Inspecteur Derrick, le téléspectateur est moins explicitement incité à anticiper les avancées de l'enquête qu'à se vouer à la capacité de l'Inspecteur de faire naître la vérité en faisant psychologiquement accoucher les suspects de leurs secrets refoulés (ici Mathieu Carrière dans l'épisode Bienvenue à bord) .

    Au travers de cette orientation, la série Inspecteur Derrick manifeste sans doute plus clairement que Columbo que l’objectif principal des enquêtes ne consiste pas à stimuler la perspicacité du spectateur de manière à ce qu’il se sente impliqué dans l’élucidation des affaires, mais à le prendre à témoin de la manière par laquelle le crime fragmente la société. Dans un nombre important d’épisodes, ce sont moins les détours de l’enquête menée par l’inspecteur Derrick qui focalisent l’attention du spectateur que la façon dont vont agir les personnes impliquées directement ou indirectement dans l’affaire, voire leur évolution psychologique.

    Ainsi, la résolution dans Une affaire étrange ou dans Lena accapare finalement moins l’attention que le devenir des rapports pervers entre le mari trompé coupable d’assassinat et le couple illégitime qui le tient totalement sous son emprise en portant l’indécence à son paroxysme dans le premier épisode, ou la relation fort surprenante qui s’établit dans le deuxième entre le veuf et sa belle-sœur honnie dans un renversement assez étonnant mais néanmoins amené avec subtilité grâce à la finesse de l’écriture et de l’interprétation. De la même façon, dans Les enfants de Rasko, l’attention du spectateur est moins attirée par les investigations que mène Derrick que par le dilemme qui tenaille un frère et une sœur, tentés de dénoncer celui qui a causé la mort de leur père mais refrénés en raison de leur complicité initiale avec l’auteur des faits, ce que l’intéressé ne manque par de leur rappeler pour les dissuader de se confier à la police. Dans Un triste dimanche et Le lendemain du crime, c’est le fils, respectivement le complice d’un cambriolage qui se termine mal et le coupable d’un meurtre passionnel, qui, tenaillé par le remord, finit par se confesser à l’inspecteur, mettant à bas l’alibi que le père avait forgé pour occulter leur responsabilité ainsi que se couvrir lui-même dans le premier cas.

Michael Rasko (Volker Eckstein) tente en vain d'apaiser sa sœur Anja (Anja Jaenicke), les deux adolescents étant accablés par la mort de leur père qu'ils ont inconsidérément causée. Lorsque son meurtrier est assassiné, l'inspecteur Derrick qui a deviné la vérité les soupçonne immédiatement et ne relâche pas la pression sur eux dans l'intention d'obtenir leurs aveux, mais c'est un évènement imprévu qui clôturera finalement cette sombre affaire.

    Dans certains épisodes, l’Inspecteur Derrick devient même un témoin passif ne pouvant que souhaiter qu’un assassinat ne survienne pas, sans être réellement en mesure de l’empêcher. Il est ainsi réduit à s’inquiéter de la manière dont peut agir un jeune homme impatient interprété par Mathieu Carrière dans Une vieille histoire qui veut absolument faire justice à l’encontre d’un homme dont il est convaincu qu’il a assassiné son père pour lui dérober ses biens à la fin de la guerre, en dépit de la difficulté à rassembler des preuves incontestables. De la même façon, dans Rencontre avec un meurtrier, le policier ne peut incriminer officiellement le mari jaloux dont il est persuadé qu’il a abattu l’amant de son épouse et dont il craint, à défaut qu’il s’en prenne aussi à cette dernière, cible trop évidente, que sa rancœur ne finisse par resurgir de manière incontrôlable en transférant une rage difficilement réprimée sur une femme innocente, la suite prouvant que l’analyse psychologique du policier était juste. Un troisième cas est fourni par l’exemplaire épisode Le Sous-locataire, dans lequel il est, malgré l’insistance d’un ancien collègue, impuissant à agir officiellement contre un ancien détenu qui tient sous une emprise glaçante et implacable toute la maisonnée de celle qui fut sa femme, espérant avoir un motif pour intervenir avant que l’irrémédiable soit commis, mais la peur paralyse toute parole et Buschmann (Peter Kuiper) prend garde de ne causer aucun acte concret punissable, jusqu’à ce que le huis-clos explose finalement.



Chargé de suivre la réinsertion de Walter Buschmann (Peter Kuiper), Leo Kurat (Fritz Strassner) se montre très inquiet de voir l'inquiétant personnage chercher à s'incruster chez son épouse et alerte son collègue Derrick (photo du milieu), mais celui-là ne dispose d'aucune marge d'action dans le cadre de ses fonctions.

    On pourrait conclure que, d’une certaine façon, la série Columbo leurre quelque peu le spectateur en centrant essentiellement les épisodes sur les investigations, lui laissant même parfois entrevoir quelques nouveaux éléments hors de la présence du policier, de sorte qu’il se sente fallacieusement incité à exercer son esprit d’analyse, la promesse implicite d’accompagner voire de devancer l’investigateur dans ses déductions en cherchant les moyens de confondre le coupable étant néanmoins souvent déçue comme on l’a exposé plus haut, celui-là étant forcé d’attendre le dévoilement par le policier infaillible de sa carte maîtresse dans le dénouement. Le téléspectateur attentif ne peut manquer de réaliser qu’à la différence de ceux de Columbo, les épisodes de la série Inspecteur Derrick reposent souvent moins sur les enquêtes même si celles-ci sont partie intégrante de la structure narrative et formelle des épisodes, que sur la mise en évidence de situations et des fragilités qu’elles révèlent. De la sorte, il est moins porté à tenter vainement de cerner les preuves accablantes pour le coupable et davantage incité à s’immerger dans l’atmosphère d’une peinture psychologique et sociale édifiante.


vendredi 16 septembre 2022

LES BRILLANTS SECONDS ROLES

Trois interprètes notables récurrents de la série Inspecteur Derrick, réunis sur les planches en 1988 pour la pièce Der Lebensretter, à gauche, assis, Klaus Schwarzkopf, au milieu, Ursula Lingen, et debout à droite, Peter Fricke. 

Même si Horst Tappert personnifie la série au travers de son rôle d'Inspecteur Derrick, celle-là ne serait pas si marquante sans les acteurs accomplis qui se succèdent et qu'on retrouve à l'occasion d'un épisode à l'autre dans un nouveau rôle, donnant vie aux personnages imaginés par le scénariste Herbert Reinecker.

Ceux-ci sont généralement brillants, portant l'histoire en incarnant les situations signifiantes. La participation des interprètes ponctuels revêt en effet une importance cruciale dans la série ; non seulement leur place peut être essentielle voire centrale dans l'épisode, mais une responsabilité forte leur incombe. Tandis qu'on exige principalement d'Horst Tappert et de Fritz Wepper qu'ils soient des acteurs au sens premier du terme,  c'est-à-dire qu'ils restituent scrupuleusement les dialogues, avec le ton juste et en situation, en servant le fil conducteur des enquêtes, sous le regard vigilant et intransigeant du scénariste Herbert Reinecker, on attend des comédiens occasionnels qu'ils se livrent à une vraie composition de manière à rendre leur personnage particulièrement convaincant, à la fois crédible et susceptible de capter l'attention du spectateur, car c'est sur eux que repose tout particulièrement la tension dramatique de l' intrigue d'un épisode dans tout ce qu'il comporte de singulier. Beaucoup sont des acteurs de théâtre, certains ayant travaillé sous la direction de Peter Weiss, et font couramment aussi du doublage de films et séries. Fin connaisseurs des grands auteurs dont ils interprétaient les pièces sur scène ou sous forme de lecture, ils faisaient partie de l'élite culturelle de l'Allemagne, à mille lieues de l'image ringarde que voulaient donner de la série les contempteurs snobs ou puérils en France. Il n'est pas rare qu'ils aient mené leur carrière jusqu'à la fin de leurs jours, lorsque celle-là n'a pas été abrégée par un destin tragique. Ils interprètent leurs rôles avec tant de conviction, de crédibilité, qu'on a tendance à oublier qu'ils sont en train de jouer devant la caméra, et qu'on est au contraire spontanément porté à croire qu'il s'agit personnages réels saisis dans les aléas du quotidien.

Le dramaturge Peter Weiss, posant devant une de ses peintures, a dirigé un certain nombre d'acteurs d'Inspecteur Derrick sur les planches.

Ernst Schröder (assis dans le fauteuil) est apparu dans cinq épisodes d'Inspecteur Derrick ;  on le voit ici dans la pièce de théâtre Fin de partie sous la direction de l'auteur Samuel Beckett (à côté)  - lequel a aussi mis en scène Klaus Herm, qui a quant à lui tourné dans pas moins de treize épisodes de la série policière d'Herbert Reinecker. Traugott Buhre, vu dans sept épisodes, a aussi interprété une pièce du dramaturge de l'absurde en 2006.

Certains composent des figures fort inquiétantes, comme Dirk Galuba, Peter Kuiper, Wilfried Bassner, Gerd Haucke, Peter Fricke, Pinkas Braun, Traugott Buhre, Volker Eckstein ou encore Maria Becker, tandis que d'autres se prêtent plutôt spontanément à incarner des victimes, des êtres manipulables comme Pierre Franckh, Holger Handtke, Dieter Schidor ou encore Philip Moog. Beaucoup d'autres naturellement pourraient être cités, comme Gerd Bukhard qui joue des personnages apparemment lisses, Karl Renar des individus renfrognés et mal aimables, ou d'autres qui expriment une certaine lâcheté, une pleutrerie parfois accompagnée de veulerie comme Ralf Schermuly, Gerd Baltus, Klaus Herm, Herbert Fleischmann, Dirk Dautzenberg, sans parler de Walter Schwarzkopf qui ajoute souvent à son caractère un peu effacé et velléitaire une fragilité qui invite à la compassion voire suscite une petite touche d'émotion. 

On peut relever que les acteurs d’Inspecteur Derrick composant les criminels endurcis les plus impressionnants comme Wilfried Baasner, Peter Kuiper et Gert Haucke ont toujours joué séparément dans des épisodes de la série – et ne côtoient pas davantage Dirk Galuba, un autre acteur typé spécialisé dans les rôles de truands qui est apparu une vingtaine de fois dans le programme jusque dans l’ultime épisode. Ces interprètes confèrent à leurs personnages une force si prégnante qu’ils sont la pièce maîtresse d’un épisode, le pilier de l’histoire suscitant une fascination quelque peu perverse quand bien même leur rôle dans l’intrigue demeure au second plan, comme Wilfried Baasner dans Nuit blanche, jouant Rotter qui exerce un chantage sur son avocat depuis sa cellule de prison. Ces acteurs marquants à la puissance presque magnétique sont utilisés séparément dans la série, comme si les épisodes dans lesquels ils figurent étaient structurés autour de leur incarnation et qu’il convenait de les mettre en valeur de manière exclusive, chacun à leur tour, de manière à optimiser le procédé de captation de l’attention qu’on pourrait presque rapprocher du principe établi par les créateurs de la série de science-fiction des années 1960 Au-delà du réel (The Outer Limits) qui visait à faire frémir le spectateur en proposant à chaque fois une nouvelle créature monstrueuse surnommée "ours", soit le clou du spectacle qu’on lui promettait à chaque rendez-vous avec le programme, et il est vrai qu’à chaque apparition, ces comédiens captent l’attention. Les esprits chagrins pourraient arguer que ces acteurs, en particulier Baasner, Haucke ou Galuba, ne cultivent pas la subtilité dans leur interprétation ; cependant, des êtres rustres, dépourvus d’empathie et de tout scrupule tels ceux qu’ils composent sont malheureusement loin d’être rares dans le monde réel. La psychologie de la série ne s’attache pas particulièrement à explorer les ressorts de l’esprit des criminels à l'exception d'Un mort sur la voie ferrée – même si dans Une longue journée, nous sommes rendus témoins des hésitations de Hassel (Robert Meyer), l’acolyte de Koller joué par Baasner, qui tente de modérer la violence de son chef, mais elle affleure plutôt dans les situations elles-mêmes en ce qu'elles révèlent les individus. Le scénariste Herbert Reinecker agence finement l’atmosphère des histoires et les dialogues qui rendent compte de l’évolution des rapports de force, il est principalement demandé à ces acteurs accomplis de prêter une force concrète à ces personnages de brutes et ceux-ci remplissent leur tâche de manière exemplaire en leur donnant vie à chaque instant de leur passage à l’écran, y bousculant la vie des infortunés qui ont le malheur de croiser leur chemin et générant une vraie tension dramatique.


Trois acteurs ayant à plusieurs reprises composé des personnages patibulaires dans la série Inspecteur Derrick, prêts à tenir vigoureusement tête au policier munichois, Wilfried Baasner, Peter Kuiper et Gert Haucke. Gare si ces chauves sourient...

On reviendra sur certains visages particulièrement mémorables qui ont jalonné la série, avec quelque allusion à leur carrière souvent méconnue hors d'Allemagne.

Trois acteurs ayant tourné à plusieurs reprises dans la série Inspecteur Derrick se trouvent réunis en 1987 à l'occasion du jeu télévisé "Na siehste !" présenté par Elton Elton, de gauche à droite, Wilfried Baasner, Susanne Uhlen et Wolf Roth.